En 1951, Jean-Claude, quand j'étais à bord, les canons de 20 MM qui sont devant le brise-lames, sur la plage avant,à tribord comme à Bäbord, n'existaient pas encore. Toute la plage avant était dévolue aux appels de l'équipage, fort de 600 hommes, et au lavage de linge tous les samedis matin, et aussi au lavage des hamacs une fois par mois. Quelle corvée gigantesque était cette dernière un samedi matin également ;les pieds-nus, l'hiver, ce n'était pas une sinécure ce lavage de hamacs avec des balai-brosse et une sorte de potasse délivrée par les boscos.
Une anecdote, qui, comme disait ma mère, si elle n’a pas existé, elle existera sûrement
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Vous savez tous que dans la marine, pour obtenir un matériel usé auprès du magasin général, il faut un bon. Si vous avez un pinceau, une brosse à remplacer, non seulement il vous faut un bon mais aussi présenter le vieux pinceau ou la vieille brosse usée et qui n’a plus un poil. Il en est de même auprès du magasin électricité, pour obtenir une ampoule, il faut présenter le culot, en un mot il fallait présenter le matériel usé, et bien souvent jusqu’à la corde. Ma foi, on ne présentait pas les vieilles serpillières, ni les vieilles toiles émeri.
Dans chaque service, sur le croiseur Georges-Leygues, il y avait un responsable du carnet de bons. En général c’est celui qui assumait les fonctions d’adjudant de compagnie et il déléguait la charge de remplir les bons à son secrétaire, un matelot d’un service quelconque, qui savait écrire correctement et qui remplissait cette fonction.
Or un jour, toujours sur le Georges, où le carnet de bons du service timonerie, comme dans les autres services, du reste, était sous clé dans un tiroir du bureau de l’adjudant de compagnie et la clé de ce tiroir accrochée au tableau de clé de la compagnie, lequel tableau était aussi fermé à clé. C’était probablement une nécessité, car dans la marine on trouve beaucoup de roublard, de malins, de futés, qui se rédigeraient des bons pour eux-mêmes. Ce jour-là, donc, nous avions besoin de quelques pinceaux afin de refaire des retouches à la passerelle, en vertu sans doute de l’adage que nous avons tous connu, appliqué et expliqué aux nouveaux embarqués comme on me l’avait expliqué à moi : Peinture sur Mer-de égale propreté.
Ce bon, est toujours nanti d’au moins 4 signatures, celle du secrétaire, celle du chef timonier, celle de l’adjudant de compagnie et bien souvent celle du chef de service ou de l'aspirant qui est son adjoint.
Le second-maître timonier demande donc au secrétaire qu’il lui rédige un bon pour quatre pinceaux, si ma mémoire est bonne, et puis aussi un kilo d’étoupe, car pour peindre, on tient le pinceau d’une main et le chiffon étoupe de l’autre afin d’essuyer toutes les gouttes de peinture pouvant fuir le pinceau, et puis bien sûr de la peinture qui sera délivrée dans des moques à petits pois ou autre conserves, boîtes trouvées à la porte de la cuisine. Vous vous souvenez que dans ce temps-là – c’est en 1951 que j’étais sur le Georges-Leygues -, on ne jette aucune boîtes vides et toutes celles qui sont en métal, servent en général pour la peinture. Le chef cuistot le sait et ne les met pas à la poubelle, il les place dans un carton à la porte de la cuisine ; elles n’y restent pas longtemps.
Alors, nous fûmes bien embêtés car le responsable du tableau de clé avait perdu la clé qui servait à en ouvrir la porte. Qu’à cela tienne, on va faire faire une autre clé à l’armurerie du bord. Oui mais, arrivé devant le maître armurier, celui-ci nous dit, je vais vous faire ça rapidement, les gars, le QM untel il est fort là-dessus. Ah ! mais : « faut un bon ! » qu’il dit le patron armurier. Voici le dilemme : il faut un bon pour confectionner une clé qui servira à ouvrir la porte du tableau qui renferme la clé du tiroir au carnet de bons ; on ne peut pas puisque l’on n’a pas de bon et que l’on n’a pas accès au carnet. On n’est pas dans la mm-erde les gars !
André Pilon, matelot timonier à bord du Georges-Leygues, en 1951.