L'Indochine et le Japon, 1951-52.
Le service militaire n'étant que de un an j'aurais pu être nommé pour les six mois restants sur un navire à Brest, Lorient ou Toulon.
Mais en ce temps là, la guerre d'Indochine battait son plein, et fortement désireux de voir du pays, j'acceptais, ainsi que quelques autres, un engagement volontaire de un an pour pouvoir être affecté á l'escadre d'Extrême Orient.
Je fus nommé officier de pont sur le " Chelif ", bon vieux " Landing Ship Tanks " (LST), construit aux USA au début de 1944 et transféré à la France en 1948.
Il était basé à Saïgon que je ralliais par un " Constellation " d'Air France (ou de l'UAT ?), en avril 1951 et j'embarquais le 26/04/1951.
La vie courante à bord du LST " Cheliff ".
La vie à bord était agréable.
Au début (été 1951) les six officiers étaient, un Capitaine de Corvette (CC Rozé), un Lieutenant de Vaisseau (LV Araud), un EV1 (Tessier ?), deux Officiers des Équipages chevronnés (OE Gury, et je crois, Richard) ce dernier étant mécanicien, et deux jeunes " Midships ", Villard et votre serviteur.
Il y avait un équipage d'une soixantaine d'hommes.
Le navire jaugeait environ 4.000 T en pleine charge et faisait cent mètres de long.
Le travail consistait à embarquer à Saïgon, ou au Cap St Jacques, un bataillon tout frais, quelques centaines d'hommes avec équipement lourd (chars, camions, etc...) et à le monter dans la tourmente du Tonkin ou se déroulaient les combats les plus durs.
Le voyage durait quatre jours (900 miles) et l'ambiance était bonne au " carré ".
La maitrise et l'équipage étaient excellents.
Le Tonkin et la baie d'Ha-long.
Le terminus était pratiquement toujours Haiphong, mais la grande satisfaction était parfois de traverser la baie d'Ha-Long pour aller faire le plein d'eau douce à Campha, port charbonnier, au fond de la baie et aux confins d'une Chine hostile.
Il n'y a pas de mots pour décrire la magie de ce site : nous naviguions lentement sur un miroir d'eau calme et bleue foncé, nous rasions les falaises abruptes de ce millier d'ilots, souvent déchiquetés et creusés de grottes mystérieuses, parfois couronnés de touffes de verdure et de pins tordus jaillissant d'anfractuosités.
Quelques petites criques et plages isolées faisaient rêver.
La guerre semblait alors bien loin....
Hélas, elle ne nous permettait aucun laisser aller paisible et touristique.
Haiphong ne présentait guère d'intérêt, la ville était triste et on y arrivait après la remontée du Cua Nam Trieu et d'une rivière assez large.
Un jour, les officiers d'un bataillon de la Légion, avec lesquels j'avais sympathisé pendant la traversée, me proposèrent de profiter de leur convoi pour aller juqu'à Hanoi.
Avec mon collègue midship, nous fîmes ainsi les 100 km de la route assez dangereuse entre Haiphong et Hanoi ; en effet des attaques de commandos viets, surgissant des rizières, étaient assez fréquentes, mais la Légion fut sans doute dissuasive ce jour là et c'est tant mieux car j'aurais, j'en conviens, été bien emprunté avec la mitraillette qui m'avait été confiée !
Deux jours à Hanoi furent relativement agréables, mais l'ambiance de guerre pesait beaucoup plus lourd qu'à Saïgon, et la rue Paul Bert ne valait pas la rue Catinat !
A Haiphong nous récupérions un bataillon, hommes et matériels, meurtris et démolis par les batailles qui se rapprochaient et nous ramenions le tout se refaire une santé au Cap St Jacques.
Souvent aussi nous redescendions des groupes de prisonniers " viets " qui restaient enfermés la nuit et prenaient l'air, enchainés sur le pont dans la journée.
Le regard profond de ces hommes était insoutenable et je n'aimais pas y être confronté.
En mer et au " beaching ".
Le climat était en général très chaud et humide, surtout au sud.
La tenue à bord était le plus souvent blanche, parfois kaki, le short était de rigueur, le torse nu était toléré pour les officiers non en service.
Nous avions aussi parfois des périodes de sale temps.
Mais on s'habitue aux mauvaises mers et les " dégobillages " douloureux appartenaient au passé Brestois !
A la mer je faisais naturellement le quart et j'appréciais particulièrement le " minuit-quatre heure ", surtout après les chaudes journées.
Ces heures fraiches et nocturnes, entre ciel et mer, au grand air de la passerelle extérieure, assis dans le fauteuil de veille du Commandant, á coté du timonier, étaient paradisiaques.
Je maniais désormais avec une dextérité convenable le sextant et j'aimais pointer notre position dans la chambre des cartes à coté de la passerelle.
J'avais un faible pour l'usage du radar qui n'était alors qu'un outil fort rudimentaire mais très précieux.
Outre les navires environnants, le relevé des pics montagneux, lors de la navigation côtière, donnait une bonne information de position par temps bouché.
Il arrivait parfois de découvrir un fourmillement de petits échos brillants sur l'écran : nous avions appris très vite qu'il s'agissait de casiers de pêcheurs, redoutables pour nos hélices !
Le " radio " me passait les messages reçus et la vigie scrutait sans cesse l'horizon.
Nous naviguions toujours tous feux éteints, guerre oblige, et le radariste signalait parfois des échos que nous avions appris à reconnaitre comme étant des jonques de pêcheurs.
Une consigne officielle était de couler toutes jonques sans feu, supposées transporter des armes " viets ".
Mais le Commandant Rozé, vieux routier des mers de Chine, savait qu'il s'agissait presque toujours de pêcheurs inoffensifs et détestait s'occuper de ces missions de basse police en mer.
Notre mission était de transporter nos troupes et pas de tirer au canon tous azimuts !
Notre artillerie, dont j'étais, entre autres tâches, l'officier responsable, était d'ailleurs bien modeste : un " 40mm " (Bofors) et deux " 20mm " (Oerlikon) à l'avant, autant à l'arrière (5000 coups en réserve).
L'équipage n'était que rarement aux " postes de combat " sauf pendant les quelques heures de remontée ou descente de la rivière de Saïgon.
La jungle était très épaisse et abandonnée aux viets toujours prêts á un mauvais coup.
Un jour, par une chaleur torride, alors que j'étais de quart en rivière, un veilleur ayant signalé des clapotis anormaux sur tribord avant, je fis ouvrir le feu par le canon de 20mm le mieux placé et fis ainsi périr... deux ou trois crocodiles...
Le Commandant, qui attaquait son déjeuner au carré accourut au son du canon et ne m'en voulut pas trop de cette initiative, d'autant plus que nous avions à bord un chargement de napalm qui n'aurait pas apprécié de recevoir un coup de bazooka viet...
Les manœuvres de " beaching " étaient fréquentes.
Le LST était en effet conçu pour s'échouer volontairement sur une plage, pour ouvrir son étrave et rabattre la rampe avant, mettant ainsi en communication la cale et la plage.
Nous pouvions ainsi embarquer ou débarquer en très peu d'heures plusieurs centaines d'hommes et une trentaine de chars ou véhicules lourds.
Au "beaching", j'en fis vingt six, j'étais l'officier chargé de la manœuvre avant, en lien téléphonique constant avec la passerelle pendant toute l'opération.
Les LST, donc le " Chéliff ", étaient les bateaux les moins marins qui aient jamais été posés sur l'eau.
Ils n'étaient en vérité que d'immenses caisses á savon d'une extrême fragilité intrinsèque en raison de leur grande cale qui affaiblissait la rigidité générale.
En mer, par houle forte et longue, ces bateaux risquaient de se casser en deux s'ils se trouvaient à cheval sur une crête ou posés entre deux crêtes.
Qu'importe, il finissait par s'établir entre les hommes et ce type de navire, un fort lien affectif... qui dure toujours !
Par mauvais temps nous ne devions jamais prendre ce risque et toujours faire route avec la mer par le travers.
D'où des roulis mémorables et ravageurs, surtout pour les " biffins " qui vivaient dans des coursives mal ventilées et sans hublots.
A l'arrivée, après une mauvaise traversée, l'équipage n'aimait guère la nauséabonde corvée de nettoyage... j'en passe et des meilleurs, notamment la mauvaise résistance au mal de mer des boucs qui étaient traditionnellement du voyage avec les tirailleurs marocains...
La baie, le port et le marché de Tourane (Danang de nos jours) avaient un charme inoubliable.
Nah-Trang avait aussi un caractère attrayant, malgré la présence sur une plage de la baie, et pendant des mois, de l'épave de l' " Adour ", autre LST, dont le stock de bombes avait explosé accidentellement en mai 1951 en éventrant le navire et en tuant des dizaines de marins et soldats.
Nous vînmes beacher près de lui une semaine plus tard.
Ce spectacle apocalyptique nous serra le cœur, et nous en parlions souvent lorsque nous transportions aussi des munitions dangereuses.
Qui-nhon, Dong Hoi et Pha-Dang, m'ont laissé aussi de bons souvenirs.
Certaines zones côtières étaient sous contrôle " viet ", notamment la région de Quang-Ngai et le cap Batan en Annam ; il fallait donc redoubler de vigilance dans ces parages.
J'ai fait une douzaine de rotations entre Cochinchine et Tonkin, avec nombreuses escales en Annam, mais mon regret est de n'avoir jamais été au Cambodge et donc de n'avoir jamais pu aller jusqu'à Angkor-Vat.
Cap sur le Japon, typhon aux Philippines.
En ces années de guerre, les navires français étaient soumis á rudes épreuves et l'arsenal de Saïgon n'arrivant plus à faire face aux révisions nécessaires, la Marine avait conclu un accord avec le Japon pour que certains bateaux puissent aller en grand carénage à Uraga en baie de Tokyo.
Inutile de dire que les élus faisaient des envieux..., et un beau jour, vers la mi juillet 1951, le " radio " apporta la nouvelle au Commandant alors que nous faisions route vers Saïgon : dès son arrivée, prévu pour le 26/07, le " Chéliff " devrait prendre les dispositions pour appareillage vers Uraga sous huit jours.
J'allais pouvoir étrenner au Japon ma promotion au grade d'Enseigne de Vaisseau de 2ème classe !
Je crois que c'est vers cette époque que nous embarquâmes un nouveau second, le LV Saint Denis, plus jovial que l'autoritaire LV Araud, et l'officier mécanicien Blanc à la place de Richard.
Malgré une météo peu encourageante, nous appareillâmes le cœur léger le 26/07/1951, pour une traversée qui devait durer en principe deux semaines; il faut en effet savoir que nous n'étions pas des champions de rapidité avec notre vitesse de croisière de dix nœuds...
Le surlendemain de notre départ, je ne sais quelle base navale américaine des Philippines, émit un avis de tempête avec formation d'un typhon violent vers Mindanao et remontée probable vers l'ile de Luçon.
Il devint clair que nous allions couper sa route entre Luçon et Formose.
Le " Chéliff " n'avait naturellement aucune chance de résister au plus petit typhon et celui ci s'annonçait plutôt costaud.
Nous avions heureusement une très grande confiance en notre Commandant, Monsieur ROZÉ, corvettart chevronné et fin loup de mer.
Après mûre réflexion, il prit la bonne décision de nous dérouter en mettant cap à l'Est et non plus au Nord-Nord-Est.
L'objectif était simple : il nous fallait laisser ce typhon filer vers le Nord et nous glisser derrière lui.
Ainsi fut fait.
Un demi siècle s'est écoulé, et j'ai aujourd'hui quelques difficultés á reconstituer notre route dans le dédale des iles Philippines.
Il est certain que nous avons embouqué le détroit de Mindoro où nous fûmes assez secoués par la queue du typhon, qui remontait plus lentement que prévu, avant de passer au large de Masbate pour sortir finalement vers le grand large entre l'ile de Samar et de Luçon, non loin des fosses les plus profondes du monde (10.000 m.).
Les documents que j'ai retrouvés aux archives de Vincennes mentionnent le détroit de San Bernardino.
Mais avant d'en arriver là, nous connûmes quelques émotions.
Dans le détroit de Mindoro le diesel bâbord avait mal résisté aux coups de boutoirs de la mer et l'arbre de l'hélice donnait des signes inquiétants.
BLANC, l'officier mécanicien, en vint à recommander une relêche au plus vite, et la météo étant meilleure le Commandant fixa son choix sur une anse désertique d'une petite ile parmi les milliers qui composent les Philippines.
BLANC, un brave homme d'une haute compétence, avait demandé environ deux jours je crois.
Les hommes du pont ayant bien mérité un peu de détente, le soleil étant revenu et les cocotiers étant alléchants, le Commandant m'avait autorisé á mettre une embarcation à la mer pour rallier la plage avec une dizaine d'hommes.
C'est par acquit de conscience que l'officier en second consulta la documentation disponible (comment s'appelait donc ces bouquins ? annuaire nautique ??) pour apprendre, il était encore temps, que nous étions en présence d'une des rares iles où il restait quelques cannibales.
Nous ne goutâmes donc point les plaisirs des cocotiers... ni ces indigènes affamés la tendre viande des marins français.
En cale sèche à Uraga.
L'accueil à Uraga, enfin rallié, fut tou25v fait sympathique.
Le Directeur du chantier naval japonais avait organisé pour les six officiers français une fort belle réception dans sa somptueuse demeure avec un service prévenant, et affectueux, assuré par autant de " geishas " qu'il avait payé fort cher car il s'agissait de " geishas avec " c'est á dire á disposition pour la nuit.
Hélas, nous ne sûmes ce détail prévenant que longtemps après !
Le séjour dura près de quatre mois.
Le travail à bord était réduit à sa plus simple expression puisque tout était pris en main par les japonais.
Les moteurs furent démontés et révisés, les lignes d'arbres révisées, tout l'appareillage électrique revu.
Chaque matin un grouillement de japonaises toutes chiffonnées et armées de marteaux et de seaux descendaient dans les cales et ballasts et piquaient la rouille pendant dix heures d'affilée.
Déjà peu attrayantes à l'arrivée, inutile de dire l'état dans lequel était ces malheureuses quand elle franchissait la coupée le soir.
La peinture fut refaite en cale sèche, le sonar remis à neuf, et je crois, les hélices changées.
Réputé pour parler l'anglais moins mal que les autres, j'étais en charge des rapports avec l'arsenal militaire américain de Yokosuka. Avec la " jeep " du bord je m'y rendais souvent pour chercher les pièces détachées dont nous avions besoin.
Ce fut pour moi l'occasion de découvrir l'organisation américaine : efficace certes, mais incroyablement paperassière !
Tourisme au Japon.
Ce n'est point ici le lieu de raconter les charmes du Japon.
Il suffira sans doute de dire que le caractère assez libéral du " pacha " nous permit, à mon collègue " midship " et à moi même, de longues absences, notamment avec la " jeep ".
Nous allions souvent à Tokyo.
L'une des plus belles visites fut la randonnée aux temples de Nikko dans la montagne.
Le Fuji Yama, les villes de Kob, Nara et Kyoto restent mémorables.
Nous avons aussi été à la découverte de petits villages et ports de pêches.
Un peu par réaction contre les américains, occupants omni-présents et vivants coupés de la population, les français étaient chaleureusement accueillis.
Les américains avaient dans les gares des quais et des wagons qui leurs étaient réservés.
En ville il y avait les boutiques de l'armée, les " PX " uniquement pour américains.
Naturellement nous y avions largement droit mais nous mettions notre point d'honneur à ne jamais les utiliser ce qui plongeait les japonais dans le plus grand ravissement.
Perdu en baie de Tokyo.
Un jour enfin il fallut bien prendre le chemin du retour : une agréable réception fut organisée à l'ambassade de France à Tokyo et le Directeur des chantiers navals japonais nous invita aussi à un diner d'adieux émouvants.
Les " geishas " étaient bien là, mais sans doute dépité par l'usage insuffisant que nous en avions fait à l'arrivée, le Directeur avait cette fois loué les services moins coûteux de " geishas sans ".
Pas au courant, seulement informés de notre bévue à la réception d'arrivée, nous nous sommes montrés très entreprenants... d'où une succession de quiproquos sur lesquels il n'est pas nécessaire... de s'étendre.
Quelques temps avant le départ nous avions embarqué notre futur commandant, Monsieur de RAZILLY, qui devait faire le retour en Indochine à bord pour se former et prendre le commandement à l'arrivée à Saïgon.
Il n'avait pas la réputation d'être aussi bon marin que ROZÉ.
Du Japon, le commandant ROZÉ écrivit une nouvelle fois à l'Amirauté pour rappeler quelques promotions sollicitées pour des hommes du bord en indiquant que l'Amirauté, " après sept mois de réflexion avait peut être enfin pris une décision ".
Un Amiral, au reçu de la missive, écrivit en marge " insolence ! "
L'appareillage se fit d'Uraga par une fin d'après midi un peu pluvieuse, en décembre 1951 je crois, et je pris le quart à vingt heures, en charge donc d'assurer la sortie de la baie de Tokyo.
Mon prédécesseur sur la passerelle, l'Officier en Second, le Lieutenant de Vaisseau SAINT DENIS, sans doute encore tout au souvenir de ses dernières étreintes avec le Japon, m'avait laissé un peu vite la place et une route au " 180 " et à 10 nœuds.
La nuit était d'encre, la visibilité était réduite par un crachin tenace, le radar indiquait un trafic maritime intense et les phares côtiers n'apparaissaient que par intermittence.
Le timonier jetait vers moi des regards inquiets.
Les courants étaient assez forts et cela n'arrangeait rien.
Il faut aussi savoir que les radars de l'époque étaient loin, très loin, de donner un contour précis aux bandes côtières.
Il fallait se rendre á l'évidence, je n'étais pas bien sûr de notre situation... et pas bien fier à l'idée d'appeler le Commandant pour m'en confesser.
Par miracle les nuées se déchirèrent suffisamment pour laisser apparaitre à tribord deux phares rondement relevés, dûment identifiés dans les " books ", et dont le recoupement permit un point sans ambiguïté.
Ce fut un des plus grands soulagements de ma vie.
A minuit, avec une route un peu corrigée, je laissai avec plaisir la suite à l'Officier GURY.
Okinawa " by night ".
Je n'étais pas au bout de mes peines.
Un matelot du bord fut atteint d'un douloureux blocage urinaire.
Nous n'avions pas de médecin á bord et conformément aux règles en vigueur dans toutes les marines du monde, c'est l'officier en second qui est d'office en charge de la santé de tous.
SAINT DENIS plongea donc dans ses livres et fit prendre vainement quelques potions au malheureux.
Tous les conseils reçus par radio furent aussi inutiles.
Il fallut se résoudre à débarquer au plus vite notre homme.
Nous n'étions pas très loin d'Okinawa et nous nous déroutâmes.
Je crois me souvenir qu'il fut très difficile de contacter cette immense base américaine et nous nous présentâmes donc nuitamment, et sans être guère attendus, dans une rade dont nous n'avions aucune carte.
Le Commandant fit jeter l'ancre.
Ce dont je suis sûr, et j'en fus pétrifié, c'est que le Pacha me fit appeler, toujours à cause " mon anglais moins mauvais que celui des autres " (il avait bon dos mon anglais), et je fus désigné pour débarquer l'homme.
Voila donc, au tout petit jour, une embarcation mise à la mer, avec l'homme sur une civière, deux ou trois matelots et moi, le pauvre enseigne MARTIN, " en charge de faire hospitaliser le malheureux au mieux et au plus vite ".
Nous pûmes enfin trouver un quai au bout duquel je tombai sur une sentinelle américaine assoupie dans sa guitoune et interloquée de voir un uniforme étranger dans une base des États Unis d'Amérique.
J'avais dû faire le plus mauvais effet sur ce maussade texan, pas plus compréhensible que compréhensif.
Il finit par téléphoner pour annoncer l'arrivée d'un extra terrestre.
Une " jeep " vint en trombe et les affaires s'arrangèrent progressivement.
Une ambulance emporta notre matelot et moi même.
Je fus enfin soulagé de pouvoir le confier á des médecins d'un hôpital militaire et je rentrai à bord " mission accomplie ".
Notre matelot fut rapatrié, guéri, quelques semaines plus tard.
Je n'ai jamais compris comment un navire français avait pu mouiller de nuit au milieu d'une des plus grandes bases américaines sans attirer la moindre attention.
La vie à Saïgon.
De retour à Saïgon le 27/11, le commandant ROZÉ nous quitta définitivement à notre immense regret.
L'état major du bâtiment changea beaucoup, et bien que mes souvenirs ne soient plus très précis, je pense que l'enseigne de vaisseau TESSIER remplaça l'EV CANNAC.
J'ai aussi gardé le souvenir d'un EV Bachelot.
La routine des navettes avec le Tonkin reprit.
Les affaires militaires allaient de plus en plus mal en Indochine.
Nous n'étions à la mer que deux semaines par mois environ.
C'est à Saïgon que nous faisions nos séjours les plus longs et la vie, malgré les attentats, était assez détendue pour pouvoir " sortir " dans la journée et même le soir.
Hormis le travail quotidien du bord, avec mon collègue " midship " ou avec d'autres officiers, en civil, nous allions souvent flâner rue Catinat, boire un pot au Continental et passer des soirées en " boites " au caractère exotique.
L'officier en second, grand amateur, nous avait entrainés une fois dans une fumerie d'opium pour une soirée dont je n'ai gardé aucun souvenir... si ce n'est des premières bouffées nonchalamment aspirées au creux d'un profond sofa.
Puis plus rien...
Pour les ballades, le gigantesque quartier chinois de Cholon était le plus attrayant, mais il n'était pas prudent de s'y attarder le soir.
La ville de Saïgon n'était d'ailleurs pas bien sûre non plus et des grenades jetées dans les rues faisaient partie de la vie assez courante.
La campagne était naturellement proscrite en raison des embuscades viets.
On circulait le plus souvent en cyclo-pousse, mais, contrairement à d'autres, je n'aimais guère crier " maulen, maulen... " (plus vite, plus vite...).
Le " Chélif ", quand il était à quai, devait parfois fournir la " patrouille " du soir chargée de contrôler la discipline des militaires dans les lieux publics où on les trouvait le plus souvent, à savoir les bars et les bordels...
Je quittais alors le bord, jugulaire au menton et pistolet au coté, suivi d'un Second Maitre et de trois ou quatre matelots en armes, et de bistrots en dancings, nous déambulions ainsi jusque vers minuit, heure fatidique de la fermeture officielle des (ou du ?) bordels de l'armée.
Il m'incombait alors de vérifier qu'il n'y avait plus que des militaires munis d'une permission de découcher.
Cette inspection, de chambres en chambres, valait son pesant d'or.
Quarantaine en Égypte, retour en France.
En mars 1952 je fus libéré.
Le Commandant me fit l'honneur d'une chaleureuse réception á bord et mon matelot " ordonnance ", un breton pur sang, vint m'offrir, avec des mots émouvants, le salut et les respects de l'équipage.
J'avais à choisir pour rentrer en France entre l'avion d'Air France et le transport " Ile d'Oléron " qui rentrait vers la mère patrie avec à la clé un magnifique voyage d'au moins un mois.
Bêtement, je choisis l'avion.
Sans doute étais-je saturé de navigation.
Karachi, Calcutta, Bahrein et le Caire furent les escales classiques de notre " Constellation ".
Je n'en connu que les halls d'aéroport sauf au Caire...
Il était prévu en cette ville une escale d'une nuit avec transfert à l'hôtel.
Cette perspective réjouissante tourna court.
Depuis peu, un coup d'état avait renversé le roi Farouk et la junte militaire au pouvoir tenait à montrer son autorité par tous les moyens.
L'avion avait été isolé en bout de piste et nous dûmes mijoter dans une fumée désinfectante avant de débarquer.
Au contrôle des carnets de vaccinations, un galonné soupçonneux s'aperçut que dans la longue liste des vaccinations que j'avais subies il manquait un troisième rappel de choléra.
Ayant donc été jugé sujet dangereux, au lieu de l'hôtel, j'eus droit à une chambrée de baraquement au camp de quarantaine sous la surveillance de troufions égyptiens.
C'est avec soulagement que je vis arriver le lendemain matin la navette d'Air France qui venait me récupérer.
Ainsi finit ma carrière militaire active et je rentrai dans la Sarthe chez mes parents.
En juillet 1953 je fus nommé Enseigne de réserve de 1ère classe et décoré de la médaille du souvenir militaire avec la barrette " Indochine ".
Peu zélé pour les " périodes " je suis resté à ce modeste grade.
En cas de guerre, j'étais affecté à un aviso hydrographe basé à Diego-Duarez et je devais le rallier le troisième jour de la mobilisation.
Nul ne m'a jamais expliqué comment j'aurai pu faire pour aller à Madagascar, et faute d'une troisième guerre mondiale, j'en resterai ignorant pour toujours...
Plus tard, en 1956, lors de mon arrivée au centre nucléaire de Marcoule, et en raison des activités militaires de ce Centre, je fus nommé " affecté spécial sur place " en cas de guerre.
Mais le souvenir du Chéliff reste indélébile !
Denis Martin.
Merci Denis