Ce n’était pas gentil pour elles cette appellation et personnellement, je n’ai jamais assimilé, ces filles à des autruches, ni à des buffles ; je n’ai jamais critiqué ces demoiselles que nous trouvions alors si gentilles.
L’unique entrée de l'établissement donnait sur le boulevard Gallieni avec une placette sur le devant, là où il y avait des marchands de soupe, et par cette porte on arrivait dans une pièce genre poste de garde, mais aussi infirmerie.
Il y avait là sept ou huit militaires en service.
Tout près de l’entrée, un ou deux écrivains qui tenaient un immense registre sur lequel ils couchaient les noms les visiteurs au vu de la carte d’identité, et de la plaque, d’identité également, que nous étions tenus d’avoir au poignet et de présenter.
Un gradé sergent ou sergent chef, sourcilleux, regardait la tête de chacun.
Plus à l’intérieur, il y avait l’infirmerie, mais où l’on n’y soignait aucun bobo ; les infirmiers étaient trois ou quatre ; le premier, inspectait l’outillage du matelot ou du caporal avec un aller et retour d’arrière en avant en tenant le membre à pleine main et en appuyant ; il s’agissait de voir si Venus n’avait pas joué un de ses tours pendables, en une autre occasion.
Cela, étalé sous les yeux d’un adjudant ou sergent-chef, goguenard et responsable de l’ensemble.
Comme tout était conforme, le postulant aux dix à douze minutes dans la position du tireur couché pouvait entrer dans l’établissement.
Tout cela était donc surprenant la première fois.
Mais on était encore bien plus surpris quand cette porte était franchie.
Nous nous trouvions alors dans une grande cour d’une trentaine de mètres de coté, fermées de tous bords par des compartiments sans étages et dont les portes donnaient sur cette cour.
Et là, dans cette surface d’environ mille mètres carrés, on devait compter deux cents hôtesses !
Elles étaient jeunes en général, toutes indochinoises ; il y avaient de fines annamites, de cambodgiennes à la peau sombre et aussi quelques grosses cochinchinoises.
Bien entendu, les cheveux noirs, lisses et brillants naturellement dominaient.
La majeur partie portaient le khé kouan noir et le caraco blanc ; certaines avait des robes occidentales légères, l’ao dai était rare.
Dans les pieds, elles portaient des claquettes de bois qui comme leur nom l’indique, claquaient sur le sol.
Et ça papotait dans l’établissement, c’était des perruches et non pas des autruches.
On pouvait parfois en voir quelques-unes qui se fâchaient et leurs voix haut perchées, dominaient alors l’ensembles des conversations.
Bien entendu, nous étions reçus à bras ouverts par cette gent féminine et celles que nous pouvions avoir déjà fréquentées venaient bien vite câliner et aguicher le « client ».
En 1952, comme le dit Timonier Belladone, le prix à payer était de vingt piastres, et c’était comme je l’ai dit par ailleurs, environ le même prix qu’à Toulon, la piastre étant à 17 francs cela faisait donc 340 francs français.
300 francs était le prix à payer dans les maisons des remparts que fit fermer le maire de Toulon, Maurice A.
Entraîné par la main, dans cette sorte de box par la gentille demoiselle, on constatait que le compartiment était séparé en plusieurs cases par des rideaux accrochés au plafond.
Le couchage était un lit de bois, recouvert d’une simple natte, (c’était bien dur pour ceux qui avaient les os sensibles).
On entendait des bruits, des murmures et des chuchotis.
Parfois les demoiselles parlaient entre elles, d’un coin à l’autre.
On a même vu des filles tuer des deux mains libres les moustiques qui tournaient autour du couple, pendant que le mataf s’escrimait sur la chose.
Si celui qui était allongé derrière le rideau d’à côté était un ami, on le soulevait et on lui donnait une grande claque sur le cul.
Comme on rigolait ! avec la fougue de nos 20 ans.
Mais comme tout à une fin et que l’on n’est pas chez nous, il faut quitter l’établissement et repasser une nouvelle fois par le poste de garde-infirmerie, où se trouve assez souvent une patrouille de passage.
Alors là, que l’on ait consommé ou pas, les soins étaient obligatoires.
Alors, un premier infirmier avec une seringue vous envoyait une belle giclée de permanganate dans le canal et le second attendait avec sa spatule qu’il avait graissée dans un bocal de gélotube, comme dans un bocal de moutarde.
Avec cela, il badigeonnait correctement l’ustensile ; au client d’enrober le tout dans de l’ouate ou avec une sorte de gaze.
Ensuite, après avoir salué la patrouille qui pouvait se trouver à la porte, on reprenant un moto-pousse et on repartait vers Saigon, manger un crabe rue d’Ormay, par exemple.
Il y avait quand même quelque chose qui n’était pas au point, c’est que le permanganate qui est de couleur rougeâtre, et comme la dose était importante, avait la sale manie de s’écouler par gravité et de tacher les pantalons blancs des marins.
Ce qui dénonçait à coup sûr d’où il sortait celui-là.
André Pilon