Je vous fais part, de mes élucubrations romancées relatives à la venue des premiers militaires prospecter à Reao pour l’installation de la station météo.
Vous reconnaîtrez l’ambiance des atolls.
C’est du roman, mais bien entendu basé sur la réalité
Le LST, c’est le Chéliff, le seul de ce type de bâtiment qui vint oeuvrer au CEP.
Y avait-il un hélicoptère à bord ?
Je pense que oui, mais je n’en sais rien, alors comme c’est du roman, je fais débarquer tous les étoilés et galonnés en baleinière de récif.
Du reste, je ne sais pas s’il y en avait tant.
Un matin de 1963, un LST, un Landing Ship Tank, un énorme bateau qui avait de grandes portes à l’avant à la place de l’étrave, s’est présenté devant Tapu Arava.
Il est arrivé alors que la nuit était encore noire.
On l’attendait, car Ioané Teaka, qui parle bien français, qui détient et gère le poste radio de l’administration des Postes et qui assure les vacations pour les contacts officiels et privés avec Tahiti, avait reçu, il y a une dizaine de jours, l’annonce de sa venue.
C’était un très long message qui était arrivé, du reste l’opérateur local n’en avait jamais reçu de si long. Ce message annonçait que le bateau arriverait à six heures, et à telle date…
Embarqués à bord, il y aurait beaucoup de gens, des civils et des militaires, qui viendraient visiter de façon officielle notre terre, avait-il rapporté au Tavana, au chef du village, un homme démocratiquement élu, comme un maire en France.
Le gouverneur du territoire, le Tavana rahi, demandait que la réception fut parfaite, que les Reao fissent honneur à leur atoll qui avait été choisi pour être une des îles qui participeraient aux travaux importants qui allaient se dérouler, dans les années à venir, en Polynésie française. La France, ajoutait ce message, allait forger dans les îles Tuamotu, son Arme atomique afin de participer à la défense du Monde Libre.
Ce langage dépassait un peu l’entendement de Ioane, celui du Tavana et de tous les habitants de Reao ; les querelles entre deux moitiés de l’humanité que l’on appelait : la guerre froide, tout cela ne les tourmentaient guère. Le message ajoutait encore que leur atoll aurait une place de choix dans l’entreprise qui allait voir le jour.
Et puis, ensuite, il était indiqué toute une liste de personnel qui allait débarquer et passer une journée à Reao : un amiral, un général de l’Armée de l’air, un général de l’Armée de terre, un ingénieur en chef météorologiste, quatre colonels, et d’autres personnes encore : vingt-et-un en tout !
On n’avait jamais vu tant de militaires à Reao et surtout jamais un amiral, ni un général ; du reste les seuls popaa que l’on voyait une ou deux fois dans l’année c’était les marins de la Zélée, le bâtiment de la Marine nationale stationnaire à Tahiti et dont le personnel, pour se détendre de ses travaux hydrographiques, venaient à terre ici une, deux, ou trois fois l’an.
Et si ce bateau venait « si souvent » à Reao, c’est parce que le quartier-maître de manœuvre du bâtiment, une figure du territoire : Teaka Pou, était originaire de cet atoll.
Une partie de l’équipage de la Zélée descendait alors à terre pour échanger un peu de vin rouge et de la bière, des boîtes de pâté et de sardines ainsi que du pain frais, contre des langoustes.
Pou arrivait à terre en fin d’après-midi, en baleinière, avec une bonne moitié de l’équipage et, comme il connaissait sur le bout des doigts tous les coins de son île natale, il savait, selon les phases de la lune, où se rendre sur le rivage pour remplir les sacs de jute de belles langoustes, opérant pour cette pêche avec les gens de l’île enthousiasmés et les marins de la Zélée descendus avec lui ; la pêche aux langoustes étant pour eux, s’ils étaient métropolitains, une découverte, une aventure polynésienne.
Alors que le jour se lève, l’activité semble importante sur le grand navire.
On s’affaire autour des bossoirs à mettre des baleinières à l’eau et bientôt, alors que le soleil s’élève tout juste au-dessus de l’horizon, la première embarcation, barrée par des Polynésiens - Paumotu probablement, ce sont les meilleurs barreurs - franchit le récif.
Il est vrai que le LST possède en propre des embarcations de débarquement qui sont des LCVP, mais celles-ci sont inadaptées pour atterrir sur un atoll.
Les passagers de l’embarcation débarquent probablement pour la première fois de cette façon sur une île polynésienne.
Ce sont presque tous des gens qui arrivent de France pour effectuer les premières études de la grande entreprise qui va avoir lieu dans l’Est du Territoire et dont nous sommes qu’aux prémices.
Tout ce personnel, étoilé, doré et galonné, débarquant à Reao est impressionnant, surtout pour Martial Takararo, le Tavana, qui est obligé d’accueillir tout ce monde, comme le message du Tavana rahi, le gouverneur, et que lui a lu Ioane - car Martial ne connaît pas le français - le demandait expressément.
Pendant qu’une deuxième baleinière, emportée par une belle vague au dos parfaitement arrondi, fonce vers le récif et s’y échoue dans un impressionnant raclement de son fond renforcé d’épaisses lattes, les premiers arrivés en profitent pour prendre quelques photos mémorables de cet atterrissage, un spectacle sans pareil.
Personne parmi ces visiteurs n’avait de notions précises sur le franchissement d’un récif par des embarcations barrées par des hommes spécialisés.
Chacun appréhendait à sa façon car on avait connaissance d’accidents qui s’étaient produits dans le passé.
Avec ces hauts gradés militaires, se trouve un représentant du gouverneur qui fera fonction d’interprète officiel, et qui s’est dirigé vers Martial de suite reconnu puisqu’il est orné, comme un maire de France, de son écharpe tricolore.
Comme il reçoit une mission officielle, il a pris son état officiel ; il s’est bien habillé, il a passé son écharpe aux trois couleurs de la République par-dessus sa veste, ainsi il est, pour l’occasion, un personnage officiel lui aussi.
Pour lui, il y a quand même un problème, il lui a fallu mettre des chaussures, et ça alors, il n’aime pas du tout !
Il est vrai que, quand parfois il célèbre un mariage, il revêt son écharpe, mais il reste les pieds nus.
Pour les cérémonies du onze novembre et du quatorze juillet, il est chaussé, mais il s’en va bien vite, il court même, pour les enlever sitôt la cérémonie terminée.
Ah ! pour sûr, de tous les apports européens, vous diront Martial et tous les autres, les chaussures ne sont pas un bienfait, c’est la hantise, et surtout si elles sont officielles et obligatoires.
Aujourd’hui, il n’est pas à la fête, déjà un peu troublé par tout ce monde en uniforme, chapeauté, étoilé, galonné, et commençant à suer dans leurs habits de tergal, incroyablement chaud sous le soleil qui grimpe à la verticale dans le ciel.
Ce monde est assez hautain et impressionnant, de son point de vue ; il comprend que ses chaussures, il va être obligé de les garder longtemps à ses pieds, et de plus, comme il ne les porte presque jamais, elles ne sont pas frayées, elles ne sont pas faites à ses très larges pieds, comme le sont les pieds polynésiens, et surtout paumotu.
Le personnel subalterne qui vient de débarquer de la deuxième embarcation demeure un peu en retrait pendant la présentation des autorités locales aux visiteurs : le tavana, le mutoi, qui est le policier de l’atoll, une sorte de garde-champêtre dirait-on, et galonné lui aussi : galons blancs sur des épaulettes rouges ; le seul galonné de l’île présent et le seul portant un uniforme, occasionnellement…
Il a un second, le mutoi piti, mais il n’est pas venu, il s’est un peu dérobé, ayant deviné que la corvée serait pénible, il n’aime pas du tout ses chaussures d’uniforme, lui non plus.
Notre policier local est habituellement les pieds nus ; aujourd’hui, il est chaussé et il est fort possible qu’à ce sujet, ses pensées soient les mêmes que celles de Martial.
Mais peut-être doit-on dire qu’il est un garde-cocotiers, et non garde-champêtre, sur cette île où l’on ne plante et l’on ne cultive - à part quelques jardins en fosses - que ces arbres.
Et puis, il y a là, le tavana numéro deux, ainsi que l’instituteur, un Mangarevien qui aurait pu parfaitement remplir la fonction d’interprète.
A quelques mètres de là, auprès du hangar à coprah communautaire, une partie de la population, hommes, femmes et enfants mêlés et de plus en plus nombreux s’agglutinent.
Les quatre ou cinq conseillers de Martial, les pieds nus bien sûr, se tiennent à part, un peu à l’écart comme intimidé ; ils ne parlent pas du tout français.
Bien entendu une quantité importante de chiens tournent autour de leurs maîtres et s’approchent pour renifler les visiteurs qui ont l’air bien étonnés de constater qu’il y a bientôt plus de chiens que d’humains sur cette île ; certains, ceux qui ont pu se documenter, savent que s’il y en a tant, c’est que le chien, ici, est un bétail, qu’il est de la viande de boucherie, et qu’ils sont élevés dans ce but culinaire.
Les présentations terminées, l’interprète informe Martial des souhaits de l’amiral : il désire se rendre à la maison commune pour une séance de travail pendant laquelle il leur sera exposé officiellement, à lui et à son conseil, le but de la venue de ce grand navire de la Marine nationale ainsi que celui de leur visite.
Sur les pas de Martial, qui converse avec l’amiral par le truchement de l’interprète, on se rend donc à la maison commune où s’en est allé, par un raccourci sous les cocotiers et à grandes enjambées, l’instituteur, afin d’avertir ses élèves qui sont en classe.
En effet, à Reao, il y a deux salles de classe, une pour les petits, l’autre pour les grands, et l’une d’elle, la salle des grands, est précisément cette salle commune, que l’on appellerait la mairie chez nous.
Elle est bien belle l’école-mairie de Reao, le faré hau, blanchie à la chaux, avec des ouvertures sans fenêtres. Les quatre murs sont ornés de dessins naïfs et un brin patriotiques : des avions, des bateaux, des drapeaux et des guirlandes tricolores… le tout peint par un artiste local, avec les trois couleurs nationales dominantes.
Devant celle salle est dressé un mât de pavillon ; pour cette visite, Martial y a fait hisser le drapeau national dont il a la garde et surmontant un fanion orné d’une sorte de Croix de Lorraine.
Une trentaine d’élèves sont assis à leurs tables et leur maître les informe rapidement qu’un amirara, un amiral, arrive et qu’ils devront se lever quand il rentrera dans la classe, ensuite ils sortiront en ordre ; ils devront rester tout à côté comme en récréation et, dès qu’ils les rappellera, ils se mettront à la place habituelle pour le chant.
Ensuite, après avoir crié tous ensemble : iaorana amirara, nous chanterons pour lui : la Marseillaise.
Après avoir parcouru une trentaine de mètres sur l’avenue principale, l’avenue que nous connaissons, qui fut construite par les missionnaires il y a environ cent ans, c’est là qu’un second comité d’accueil attend les visiteurs.
Une vingtaine de femmes et de jeunes filles endimanchées, portant couronnes de verdure et colliers de fleurs sur l’avant-bras, elles-mêmes revêtues de parures identiques, jouent les hôtesses d’accueil et entreprennent de fleurir et d’orner tous les arrivants qui croulent bientôt sous ces décors et sous les embrassades trempées de sueur.
Pendant ce temps, l’orchestre local qui se compose des guitariste : Tugarue, Mario et Tukuiti, accompagnés de cinq chanteuses, de deux tambourinaires et d’un « contrebassiste », présentent leur programme.
Les visiteurs, probablement tous nouveaux dans le Territoire, sont étonnés de cet accueil spontané et stupéfaits au vu de la contrebasse qui n’est constituée que d’un vieux bidon métallique, d’un manche à balai et d’un fil de nylon ; et leur yeux ne quittent pas, pendant le temps du fleurissement, le jeu de ce musicien qui emploie, pour jouer, des articles qui se rencontrent plus souvent dans une poubelle que sur une scène, même improvisée.
Au bout d’un moment, nonobstant la franchise et la spontanéité du comité d’accueil, l’amiral doit penser que l’on n’est pas venu pour s’amuser ni écouter de la musique ; en effet il est là pour préparer l’implantation d’un poste militaire, dans le cadre des expériences nucléaires qui vont avoir lieu dans quelques années, et les moyens de défense de la France qui seront forgés en Polynésie dépassent de loin cette petite prestation musicale, cette récréation du fond de l’Océan Pacifique, bien sympathique au demeurant.
Il fait alors signe à son interprète et l’informe que l’on doit maintenant se rendre à la salle de travail ; l’acquiescement de Martial donne alors le signal du départ.
L’amiral, suivi des deux généraux, de colonels, de capitaines, de sous-officiers : adjudants et sergents porteurs de sacs, de sacoches et autres attachés-cases, d’appareils photographiques, de plans et de mires leur emboîtant le pas.
La section musicale tout en jouant, les curieux qui se trouvaient là, les enfants et les chiens, c’est-à-dire presque toute la population, suivent le groupe des officiels en direction de la maison commune, située à droite entre l’église et le cimetière.
Le malheureux contrebassiste, ne pouvant pas exercer son art en marchant, s’y rend en portant son bidon, son manche à balai et son brin de nylon à la main.
La séance de travail à la maison commune va durer trois heures ; il sera expliqué à Martial et à ses conseillers, tous élus locaux, que, dans le cadre du centre d’expérimentations qui s’installe dans le territoire de la Polynésie française, un petit poste militaire va être établi sur leur sol ; l’effectif en sera variable et oscillera entre quinze et trente personnes selon les besoins du moment.
Il va falloir prospecter pour trouver un vaste espace libre, qui sera loué, afin d’y construire une station météorologique.
Une bonne chose explique l’amiral, car il en découlera un petit revenu sous forme de loyer pour les propriétaires de ces terrains. L’abattage de certains cocotiers gênant sera indemnisé.
Quand le poste militaire sera installé, plusieurs emplois seront créés. Au bout de ces trois heures de palabres, de discussions et d’explications, alors que l’on se prépare à sortir, Mathias, par la radio-cocotier a rameuté ses élèves, les a fait mettre en place en silence, guidés par les plus grands, dans un angle de la salle comme prévu ; dans le même temps, il fait annoncer à l’amiral, par l’interprète, que les enfants vont chanter l’hymne national.
Et sans comprendre les mots qu’ils énoncent, les élèves de l’atoll Reao, élèves du bout du monde, futur citoyens français - mais Français-Polynésien, est-il inscrit sur la carte d’identité de leurs parents -, après avoir crié à l’unisson : Iaorana amirara ! avec cette Marseillaise du fond de l’Océan Pacifique, font mettre au garde-vous et saluer, l’amiral et toute sa suite de militaires ; le représentant du gouverneur posté au garde-à-vous seulement.
Les visiteurs s’en iront ensuite prendre leur repas à bord du LST et, dans l’après midi, avec les baleinières munies de moteurs hors-bord et transférées au lagon en les traînant sur le liston de la quille, tirées et poussées par quelques marins et les hommes de l’île, ces autorités vont visiter certains points de l’atoll, tant à terre que dans le lagon ; des points qui deviennent, à partir d’aujourd’hui, comme des lieux stratégiques.
Tout d’abord, ce sera l’exploration du lagon, sur lequel on délimitera succinctement une zone d’amerrissage pour hydravions ; ensuite un secteur de l’atoll, sur la côte sud, à l’opposé du village, où sera établie cette future station météorologique importante.
Au soir, le LST repartira vers sa base.
André Pilon