Les langoustes du bébé azimut et le déficit de Reao
Je pense que vous vous souvenez quand nous étions sur nos atolls, tout au moins pour 1966 à 1970, au personnel des postes périphériques était attribuée, pour la nourriture, une somme d’argent que le chef de poste, qui était le chef météo, gérait lui-même. A Reao, cela dura jusqu’à avril 1967, époque à laquelle un commis revint à ces postes. Personnellement, je n’eus à faire les comptes que pour le mois de mars 1967. Inutile de vous dire que additionner les températures ou des pressions pour en faire des moyennes, compter les radiosondes ou les pibals, cela me connaît, mais faire des comptes de boîtes de petits pois multipliées par leur prix ainsi que des boîtes de pâté hénaff (la pâté du mataf), des fromages chesdale ou autres boîte de Wilco qui sont des pommes de terre, en boîte également, ça me sortait par les trous de nez et mon travail fut sans doute mal fait car quand Joseph Adams arriva, il avait pour consigne de m’informer que mes comptes pour le mois de mars avaient été passablement redressés. Tant pis, ils étaient devenus clairs maintenant, et dorénavant, c’est lui qui s’en chargerait. Il me dit aussi que, selon Papeete, nous avions trop d’articles dans la cambuse, 175 articles ! c’est beaucoup trop et une cambuse doit tourner avec cent à cent dix articles. Je n’avais jamais pensé à çà.
La somme allouée par jour et par tête de pipe était donc de 10 francs métro, 1000 anciens francs ; c’était large comme somme attribuée. On commandait ce qu’on l’on voulait au vu du catalogue des SAO de Papeete qui comportait bien plus de 110 articles et il y en avait qui étaient chers et même très chers ; c’était tentant, autant pour moi que pour ceux qui m’avaient précédé. Nous avions aussi possibilité de faire des achats directs au village : un cochon par exemple, des langoustes, du poisson ; cela s’arrêtait à ces trois denrées. En fait, un cochon on le payait, mais poissons ou langoustes on les échangeaient contre vin rouge, fromages, sardines en boîtes…
pendant les premiers mois de 1967, la gestion ayant probablement manqué de rigueur dans les commandes et dans l’emploi de celles-ci, associé au fait qu’il n’existait pas d’espace de cambuse capable de tout ranger, le plus gros du stock alimentaire était entreposé au fond du HV9 de gonflement, côté cour, et qu’il pouvait y avoir du détournement.
Enfin bref, quelques jours après l’arrivée de Joseph, la sanction tomba, arrivant par Catalina, nette comme un couperet de guillotine : Il y avait un déficit important et le poste de Reao (je crois me souvenir qu’on l’appelait, sur le plan commissariat : Unité rattachée Béatrice), est « condamné » à vivre avec 7 francs par personne et par jour, jusqu’à comblement de ce déficit.
Quand, chaque mois arrivait la liaison bateau et parfois lors de la venue du Catalina, un « espion » nous arrivait (c’est moi qui emploi ce mot un peu fort)
C’était en général un gambi marine, affecté à l’Organisation des postes périphériques : OPP ; il faisait une bonne balade, dégueulait bien parfois quand son bateau était cap à l’est. Une fois à terre, au poste, il fouinait partout, cherchait des matériaux pour le joli compte rendu qu’il allait faire à son chef de bataillon, le patron de l’OPP, en rentrant à Papeete, truffé de çonneries bien souvent.
Or, vers le mois de mai, ce bébé azimut en tournée, ayant connaissance du déficit de la station de Reao, arriva vers les neuf heures, heures à laquelle les gars du radar en était à leur casse-croûte, venant de terminer leur sondage matinal, et sur la table il y avait des langoustes dans un plat, et leurs langoustes étaient à peu près comme mon avant-bras. Il jeta un œil dans la cuisine fouinant autant avec son nez qu’avec ses yeux et puis il ouvrit un frigo.
Celui-ci était bourré de langoustes et deux ou trois qui étaient mal calées lui tombèrent sur les pieds. Il venait de trouver là un argument massue pour son compte-rendu de tournée et surtout concernant le déficit du poste de Reao. En effet, il me fut rapporté par le commis que cet « inspecteur » avait noté : Ce n’est pas étonnant si Reao est tant en déficit, car ils font des casse-croûte monstres aux langoustes.
Or, vous savez comme moi que s’il y avait des langoustes sur la table et plein dans le frigo, c’est que la veille ou l’avant-veille on avait monté avec les Reao une expédition de pêche sur le récif, et qu’elle avait été, ce jour-là, exceptionnellement fructueuse.
André Pilon
Dernière édition par PILON le Lun 19 Mai 2008 - 23:04, édité 1 fois