Un navire de guerre est divisé en tranches séparées entre elles par des cloisons étanches. Il ne faut pas que la moindre brèche, qui provoquerait une voie d’eau, amène l’envahissement complet du navire. De plus, à l’intérieur de chaque tranche, un compartimentage est réalisé par des cloisons et des faux-ponts. Selon les conditions de navigation le navire adopte des stades d’étanchéité appropriés. Ces jours-ci nous sommes en situation maximale. Les portes étanches extérieures ne peuvent être ouvertes, celles de l’intérieur doivent être refermées aussitôt après usage. Le bâtiment est hermétiquement clos, étanche comme une boite de sardines. Pour descendre dans la cafétéria il faut prendre l’échelle avec précaution. Lorsque le bateau est soulevé par la vague les marches montent à votre rencontre. Inversement pour remonter, lorsque le navire plonge au creux de la vague, alors que vous posez le pied sur la première marche vous vous retrouvez sur la dernière, tout en haut de l’échelle, sans effort. Pour se déplacer dans les coursives il faut être acrobate et se cramponner énergiquement à tout ce qui peut être saisi. La gîte est telle que bien souvent l’on pose les pieds non pas sur le sol mais sur le bas de la cloison. Le cuisinier n’est pas à la noce. Impossible de faire cuire quoi que ce soit sans risque de voir le contenu de la casserole s’échapper ou pire lui sauter au visage. Il lui faut donc se débrouiller pour nous préparer un repas froid. Les convives ne se pressent pas aux heures des repas. Pour beaucoup sitôt mangé c’est sitôt vomi. Le désordre règne partout dans le bateau. Tout ce qui n’est pas arrimé est jeté au sol. Je ne peux évidemment pas travailler dans ces conditions. J’ai calé ma machine à écrire par terre dans mon bureau. Je monte à la passerelle pour voir un peu la lumière du jour. Le spectacle est dantesque. Tout est noir, le ciel, la mer. La ligne d’horizon a disparu. Elle est remplacée par le sommet des vagues. La houle est tout simplement gigantesque. Alors que je suis à la passerelle, le local le plus haut placé du bâtiment, je dois regarder vers le haut pour voir le sommet de la vague. Une muraille d’eau, noire, se dresse devant nous puis s’écroule sur le bateau dans un fracas assourdissant. L’étrave disparaît dans une gerbe d’écume. Des trombes d’eau s’abattent sur la passerelle noyant tout le bâtiment sous les embruns. Nous avons le nez dans la plume comme il est écrit en légende sous les photos représentant ce genre de situation. Je me demande si les vents ont une direction dominante. Il me semble, en effet que les vagues accourent de toutes parts. Nous sommes cernés. Lorsque je pense à des récits de naufrage, je me rassure en me disant que l’on n’a jamais entendu dire qu’un bateau militaire de cent mètres de long ait été victime d’une tempête. Pourtant, je trouve soudain mon vaisseau de guerre bien minuscule. S’il est long il me paraît aussi bien étroit. Les lames le soulèvent, le roulent. Avant qu’il n’ait eu le temps de se relever la vague déferle sur le pont. Des paquets de mer, bouillonnant d’écume, dévalent en torrents impétueux. Une large bande rouillée apparaît par le travers du pont milieu. Pour éviter que les navires ne se brisent sous l’effort de la mer il est prévu des zones "flexibles" dans sa structure. Là elle travaille comme elle ne l’a jamais fait auparavant, découvrant une partie de tôle qui n’a jamais connu
les coups de pinceaux des boscos. Les tubes lance-torpilles sont sous l’eau. Je n’aurais jamais pensé qu’une telle chose soit possible. Le degré de gîte doit atteindre des records. Je m’attends à voir les tourelles des affûts se décrocher et tomber à la mer. L’escorteur est soulevé vers le ciel, ses hélices tournent dans le vide ajoutant au tumulte ambiant, puis il plonge au creux des vagues. Des murs liquides nous entourent. C’est comme dans le film "Les dix commandements" quand Moïse traverse la mer Rouge. Je n’ai pas vraiment peur, mais quand même... Il me semble qu’une mauvaise vague qui nous prendrait par le travers nous roulerait comme un fétu de paille. Les sous-mariniers du
Redoutable , là-dessous, à des profondeurs "
pouvant atteindre plus de trois cents mètres" sont, eux, hors d’atteinte de l’océan en furie. Depuis le typhon, sur l’
Hippopotame, je n’ai pas rencontré un coup de vent d’une telle intensité. Dans le Pacifique, j’ai bien été chahuté maintes fois sur le vieux
Chéliff, mais il était si haut et si large que l’effet n’était pas du tout le même. Le mauvais temps, comme les missions, ont une fin. De retour à Brest, il ne reste qu’à constater les dégâts. Les chandelles des filières sont couchées, pliées sur le pont. Un radeau de sauvetage a été arraché. Les échelles pour grimper sur les ponts supérieurs sont plaquées contre les cloisons ! En voyant ces échelles métalliques tordues, on mesure la puissance de l’eau. Les ouvriers de l’arsenal vont remplacer ce qui ne peut être réparé. Les matelots vont manier les marteaux à piquer la rouille et les pinceaux pendant notre séjour à quai.