Après quelques semaines d’une instruction somme toute basique, je terminais mes classes par une permission dans ma Bretagne natale.
Sur ordre, j'intégrais ensuite l'école des sous-mariniers implantée à Toulon. J’y obtins sans difficulté mon brevet de sous-marinier.
Une permission me fut ensuite accordée, permission que je passais toujours à Fouesnant.
A ma grande honte, je dois avouer que je m'y ennuyais un peu, impatient que j’étais de pouvoir rallier ma première unité.
Je venais d’être affecté au poste de conduite des générateurs sur le S611 Blaison, un sous-marin de la Première Escadrille.
Depuis l’adolescence, ce type de submersible m'intriguait autant qu’il me fascinait.
Je savais en effet de cet ancien U-Boote qu'il avait fait, si j'ose dire, les beaux jours de la Kriegsmarine.
A l’issu du conflit, la marine française récupéra le long cigare d’acier, abandonné par les loups gris dans une alvéole de la base sous-marine de Lorient, sise à Kéroman.
A la veille de mon embarquement, face à l’inconnu, je pensais être prêt à parer toutes éventualités.
Toutes, si ce n’est la rencontre que j'allais faire à bord du Blaison, rencontre qui allait marquer ma carrière d’une empreinte indélébile.
Le jour tant attendu étant enfin arrivé, je pris le train à Quimper.
Premier convoi en direction de Paris.
Vingt et une heure, arrivée station Gare de Lyon puis autre train à destination de Toulon.
Trop excité, je ne fermais pas fermé l'œil de la nuit, supportant sans broncher les courbatures de rigueur pendant un aussi long et inconfortable voyage.
A huit heures le lendemain, ce n'est pas sans une certaine fierté que je présentais ma feuille d'embarquement aux gendarmes maritimes postés à l'entrée de l'Arsenal.
Accueil glacial !
Eux aussi avaient-ils mal dormi ?
Que m'importait après tout !
C'est à pied que je pris la direction de la darse de Missiessy où était basée la Première Escadrille des Sous-Marins de la Méditerranée.
Là donc qu'était amarré le Blaison.
Affectés sur la même unité, deux matelots se présentaient à la coupée en même temps que moi.
Nous avions voyagé de conserve.
Quoique dans le même compartiment, nous nous étions à peine adressé la parole.
A bord pourtant, ils allaient devenir mes meilleurs potes.
A peine montés sur le pont, nous n’eûmes guère le temps d’avoir des états d'âme.
L'équipage était déjà au poste de bande pour l'appel de huit heures et le lever des couleurs.
Un peu à l’écart, j'en profitais pour faire un long panoramique sur les installations de la base.
Mon regard s'attarda longuement sur l'immense silhouette grise d'un navire qui exposait son îlot défait aux premiers rayons du soleil.
Sombre et inquiétant, c'était le Béarn, premier porte-aéronefs au monde et orgueil de la marine française.
Le pauvre, il avait fait son temps !
Il y avait belle lurette qu’il ne naviguait plus.
Immobilisé à quai, la marine exploitait ses infrastructures comme ponton caserne.
Depuis quatre ans, le bâtiment y hébergeait l’École de Navigation Sous-Marine, le Dépôt des Équipages et les services administratifs de la 1re Escadre de Sous-Marins.
État-major et PC opérations y avaient aussi été transférés.
Outre l'administration, les repas des équipages de la sous-marinade y étaient également servis.
J'allais donc vite faire connaissance avec la mythique coursive de ce vieux rafiot, coursive que tous à bord appelaient effrontément « Rue sans joie ».
Le Béarn !
Dès ce jour, j'allais y faire d'incessants allers retours.
A peine embarqué, je fus vite mis dans l'ambiance par le Capitaine d’Armes.
Inutile de descendre dans mon poste pour enfiler mon treillis car il m'annonça que j'étais affecté dans la bordée tribord, et cette semaine, O suprême délice, elle était de garde.
« Merci les gars ! ».
Ça commençait bien !
Me voilà donc de faction à la coupée, jugulaire au menton, ceinturon et guêtres blanches à poste.
Pour ajouter aux réjouissances, une pluie battante s’invita, averse qu’un vent glacial rendait encore plus cinglante.
Je tentais de me protéger de l’un et l’autre comme je pouvais, inconfortablement plaqué contre le massif du sous-marin.
Trois quart d'heure environ après m'être planté sur ce poste d'observation où je me les gelais menu, je vis apparaître sur le quai une petite chose malingre, trempée jusqu'aux os.
Une petite chose presque insignifiante.
C’était un chien !
Un chien ?
Immédiatement, je regrettais insignifiant.
Non sans un certain trouble, je remarquais aussi qu'il boitait.
Toute question étant inutile, je convenais qu'il ne pouvait être qu’un habitué des lieux car il s'approchait sans hésiter du Blaison.
Parvenu à la hauteur du sous-marin, il s'engagea sur la coupée et monta à bord.
Que faire ?
Que faire puisque personne ne m'avait prévenu ?
Rien !
Rien, c’était plus sûr !
Observer l'animal était tout ce qui me restait à faire.
Je l'examinais donc.
C'était une sorte de Ratier dont l’aspect fragile acheva de m’émouvoir.
Tête basse, ruisselant, il s'approcha de moi et me colla aux basques, non sans s’ébrouer de droite et de gauche, débarrassant son pelage d'une eau suffisamment grisâtre pour maculer mes guêtres blanches.
Je ne lui en voulais pas.
Comment aurai-je pu, passablement troublé par la fragilité de cette soudaine et inattendue apparition.
Quant au regard de ce chien, je venais tout simplement de craquer.
A l'heure de la relève, l'officier de quart et mon remplaçant firent leur apparition sur le pont.
Considérant mon regard interrogateur, l'officier me fit l’économie d’une question et me renseigna sur l’animal :
- Ah lui ?
Ben…c’est Bobby, notre mascotte !
Il est un peu déboussolé depuis que son maître a quitté le bord !
Il en cherche un nouveau.
Toi, qui sait ?
Viens Bobby !
Le chien se précipite vers l’officier qui poursuit :
- Tu vas craquer pour lui tu vas voir mais t'inquiète !
Nous sommes tous très attaché à lui, surtout depuis le jour de son accident.
Il a fait une terrible chute dans un bassin de radoub, voilà pourquoi il boîte. Mais ne te fie pas aux apparences.
Depuis qu'il a tenu un rôle dans le film Casabianca, Bobby est une vraie vedette dans l'Arsenal !
Ainsi c'était donc ça !
La mascotte du bord, mais bien sûr !
J'avais appris, au cours de ma formation, que la présence d'un chien était indispensable à bord des sous-marins.
Comment avais-je déjà pu l’oublier ?
J’avais appris de ces chiens qu’ils étaient indispensables car il n'existait aucune technique qui permettait de mesurer le degré de respirabilité de l’air ambiant.
Après la mise en route des moteurs du sous-marin, le seul indice qui permettait d’en contrôler la qualité était le chien embarqué.
Plus près du sol que nous, il était le premier à détecter les vapeurs nocives de dioxyde et de monoxyde de carbone qui s'échappaient lors des ratés de lancement.
Quelques temps plus tard, un curieux concours de circonstances vaudra d’ailleurs à l’Andromède, un sous-marin de notre Escadrille d'embarquer simultanément deux chiens à son bord.
Bobby allait être à l’origine de cet évènement exceptionnel, anecdote dont je pourrais témoigner plus tard pour l’avoir vécue de l'intérieur.
J'y reviendrais.
Après quelques mois de présence sur le Blaison, tant mon travail que la vie à bord me plaisaient, convaincu d’avoir fait le bon choix en optant pour la sous-marinade.
Bien intégré dans l'équipage, je savais être apprécié de tous.
Pour ce qui concerne Bobby, je ne dérogeais pas à la règle.
Comme l’ensemble de mes camarades, j’avais évidemment craqué pour lui.
Je m’y étais attaché au point, quelle prétention, de me prendre pour son maître.
L’officier de quart en avait pourtant auguré ; il avait eût raison.
Ce sacré chien m’avait pris au piège.
C'est qu’il savait y faire, rendant au centuple l'affection que tous lui portions.
C’est vrai qu’il n’était pas ordinaire, Bobby !
Plus que tout autre, je m'occupais de lui, veillant au moindre détail de son confort à bord.
Je me sentais personnellement responsable de ce chien.
S’il lui était arrivé quoi que ce soit de fâcheux, je m'en serais terriblement voulu.
Comme s’il était équipé d’une horloge interne, Bobby connaissait parfaitement l'heure des repas.
Chaque jour, peu avant onze heures, il se campait au même endroit du central opérations et observait le moindre de mes gestes, prêt à bondir pour me précéder à bord du Béarn.
Sacrée vedette que ce Bobby !
Il était connu comme le loup blanc dans l'Arsenal de Toulon.
De Castigneau à Malbousquet, de Milhaud à Missiessy, il comptait un nombre incroyable d'amis.
J'avais bien tenté de connaître tous ces chiens pour pouvoir les appeler par leurs noms, mais c'était peine perdue car il y avait vraiment de quoi y perdre son latin.
La solution à mon problème s'imposa d'elle même.
Je m'équipais d'un bloc-notes que je planquais secrètement dans la poche de ma vareuse.
Ce calepin était, au sens littéral du terme, une sorte de pense-bête dont je ne me séparais plus.
Ainsi, chaque fois que j'apprenais l'existence d'un nouvel ami de Bobby, j'inscrivais le nom du chien dans mon carnet et, en regard, celui du sous-marin sur lequel il était affecté.
Au début, mon intention était de n'y consigner que le nom des subsistances.
Chères mascottes, qui étaient souvent au centre des débats et dont les matelots se plaisaient à raconter l'histoire des dynasties successives.
Celle de Totoche par exemple, mascotte du sous-marin Saphir.
Brave chien qui servait de bouchon d'étoupe et sur le pelage duquel les mécaniciens s'essuyaient honteusement les mains en le caressant.
Logé dans une aile du dépôt de Toulon, il avait prit pour habitude d'aller traîner ses guêtres dans le foyer de Missiessy.
Insensés matelots qui lui proposaient alors de partager une canette !
L'œil malicieux, poivrot patenté malgré lui, Totoche glissait sa langue dans le goulot et en lapait goulûment le contenu.
Seulement voilà, il ne savait pas s'arrêter.
Pour le ramener à la 1re Escadre de Sous-Marins, il fallait porter le pauvre chien, fin bourré, et le monter dans les étages pour regagner ses pénates.
Il y avait aussi Fifi, mascotte du sous-marin Artémis.
Paulo, un autre Ratier mascotte de la Première Escadrille qui savait comme personne donner l'alerte.
Et puis il y avait Popeye de L'africaine, Popeye à qui Bobby rendait souvent visite.
Fifi enfin, la mascotte du Roland Morillot.
Adorable Fifi avec qui Bobby entretenait de très tumultueuses mais très suivies relations amoureuses.
J'étais donc familiarisé avec les escapades de Bobby dans l'enceinte de l'Arsenal, absences aussi subites et inattendues que l'étaient ses réapparitions.
A bien y réfléchir, je ne lui connaissais aucun défaut.
Aucun sauf peut-être ce petit détail qui avait son importance et que j'avais cru bon noter soigneusement et même souligner dans mon calepin :
Bobby a une sainte horreur de l'eau !
S'il lui arrivait de s'absenter plus ou moins longuement à terre, Bobby aimait beaucoup prendre la mer.
Pour rien au monde, il ne manquait les appareillages.
Chaque fois, comme s'il sentait que l'heure était venue de rallier le bord, il réapparaissait comme par enchantement, exactement comme il l’avait fait lors de mon premier jour de faction à la coupée.
Après chaque appareillage, pour lui éviter l’asphyxie due au dioxyde de carbone après la mise en route des moteurs, nous étions quelques uns à observer Bobby dans le central.
Au moindre signe de défaillance de sa part, je le prenais dans mes bras et l'installais sur une couchette supérieure, parfois sur un tube lance torpille.
C'est alors seulement que je prévenais le central opérations qu’il était temps de donner l'ordre de faire déverser de la chaux sodée sur le plancher pour résorber la nocivité du gaz.
Le temps que je passais sur le Blaison, Bobby a subi par trois fois ce type de désagrément quoique, pour le lui éviter et dans la mesure du possible, nous y palliions en faisant surface.
Un sombre lundi de septembre, l'appareillage avait été programmé à huit heures pour faire route vers Casablanca.
Tous s'y préparaient donc.
Peu avant l’appel de huit heures, chacun à sa place, l’équipage était déjà, qui au poste de combat, qui à celui de manœuvre.
Tous sauf qu'à l'heure prévue, Bobby n’avait toujours pas regagné le bord.
Deux de mes camarades furent immédiatement dépêchés pour aller récupérer l'animal et le ramener à bord.
Connaissant mon attachement pour ce chien, l'officier de quart m’invita à les accompagner.
Nous le cherchâmes partout, écumant les moindres recoins de la base de Missiessy.
Ce fut en vain car notre estafette rentra bredouille.
Où donc était-il passé ?
Il nous fallut nous rendre à l'évidence que Bobby avait totalement disparu.
Une très pénible attente commença.
Ce chien, tous y tenaient beaucoup, autant d'ailleurs qu’à toutes les autres mascottes de la 1re Escadrille de Sous-Marins.
Finalement, et puisqu'il fallait bien prendre une décision, le sous-marin appareilla comme prévu.
Nous prîmes le large sans Bobby dont je soupçonnais que pendant ce temps-là, il passait du bon temps.
Du moins l’espérai-je.
Grâce au témoignage d’un matelot de l’Andromède, j’appris plus tard comment Bobby parvînt à regagner le bord.
Voici donc comment les choses se sont passées.
Après quelques heures de galantes errances, Bobby revint enfin à son quai. Insouciant, il gambadait tranquillement, l'air plutôt satisfait des aventures qu'il venait de vivre au cours de sa nouvelle escapade.
Seulement voilà, son cher sous-marin était parti sans lui.
L'un après l'autre, la petite mascotte se mit en quête de faire le tour des postes d'amarrage, appontements qu'elle connaissait parfaitement.
Bobby savait en effet qu'il arrivait parfois que son sous-marin fût amarré à un autre appontement que le sien.
Mais là, pas plus de Blaison que de plumes sur un Labrador !
En pleine confusion, Bobby tenta alors d’attirer l’attention sur lui.
Presque avec méthode, il se posta devant chaque sous-marin, se mit debout sur son pauvre arrière train désarticulé et fit le beau.
Il savait parfaitement que cette attitude faisait toujours craquer les hommes d'équipages, notamment les cuistots auprès desquels il y avait toujours quelque chose de bon à gratter.
Ses recherches pourtant demeurèrent vaines.
Vers onze heures trente, Bobby se rendit sur le Béarn.
Dans la cafétéria, bien qu'il fît l'objet de toutes les attentions des autres équipages, on sentait bien que le cœur n'y était pas.
Refusant toute nourriture, il était incapable d'avaler quoi que ce soit.
Comprit-il alors qu'il lui fallait frapper plus haut. ?
Le regard triste, l’oreille basse, il quitta la cafétéria et trotta mollement en direction de la « Rue sans joie ».
De coursive en coursive, de bureau en bureau, chaque fois qu'il rencontrait quelqu'un, il faisait le beau et implorait du regard.
Un regard qui semblait dire :
S'il vous plaît, aidez-moi à retrouver mon sous-marin !
Il termina son circuit dans le bureau des fourriers du secrétariat de l'état major.
C'est là que, contre toute attente, sa supplique fut enfin entendue.
Pauvre Bobby, il faut faire quelque chose !
Après de longs conciliabules, trop longs au goût de Bobby qui piaffait, on trouva enfin une solution.
Sur le tableau synoptique du Bureau des Mouvements des navires, le sous-marin Andromède était annoncé en partance.
Il devait appareiller le jour même pour faire route vers Casablanca afin de rejoindre le Blaison.
Chance inespérée pour Bobby qui fut immédiatement embarqué sur l’Andromède.
Là, Bobby fit connaissance de Domino, la mascotte officielle du sous-marin.
Voilà pourquoi j’ai dit tout à l’heure de ce sous-marin qu’il allait se retrouver avec deux chiens à son bord.
La chose était suffisamment exceptionnelle pour être consignée dans le livre de bord.
Pendant toute la traversée, les deux chiens cohabitèrent tant bien que mal et l'équipage ne releva aucun incident notoire.
Après quelques jours d’une navigation idéale sur une mer d'huile, le port de Casablanca fut annoncé et l'équipage appelé au poste de manœuvre.
Avec précaution, les deux chiens furent hissés sur le pont du sous-marin par l'échelle du panneau avant.
Au fur et à mesure que le bâtiment approchait de la jetée, Bobby pouvait maintenant l'apercevoir.
Son Blaison, il était là, amarré de l'arrière sur l'appontement Delure.
Quelques ordres, avant lent, encore quelques dizaines de mètres et les deux sous-marins seraient à contre.
De leur côté, sur le Blaison, les matelots de service accompagnaient des yeux l’Andromède qui n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres.
Ils aperçurent aussi, allant et venant sur le pont, Bobby, leur chère mascotte.
Les mains en porte-voix, ils hurlèrent en sa direction :
Bobby ! Lâcheur !
Sa patience ayant des limites, cette fois le chien n'en pouvait plus.
Quel bonheur de revoir son bateau.
Il trottait nerveusement de long en large sur le pont, partagé entre le regret de sa fugue et la joie inespérée de revoir enfin ses amis.
Mais pourquoi donc les manœuvres d’accostage étaient-elles si longues ?
C’est alors que, n’y tenant plus, malgré le handicap de son arrière train et sa légendaire panique à l'idée de devoir se mettre à l’eau, Bobby se jeta à la mer et nagea courageusement pour rejoindre les hommes d'équipage de son cher sous-marin.
Pour l’avoir côtoyé, aucun marin n’oublia jamais Bobby.
Bobby eut une nombreuse descendance parmi laquelle Voyou qui fut mascotte à bord du dragueur côtier M685 Magnolia.
Plus tard, ce chien sera affecté sur le dragueur côtier M681 Laurier.
Skagerrac
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