Voici, sous une forme romancée que j’ai écrite, l’arrivée des missionnaires catholique à Reao, je ne sais pas précisément la date, mais à quelques mois près, c’est 1862. Les missionnaires étaient conduits par le père Hyppolite Roussel, celui qui un peu plus tard, à partir de 1866, évangélisa l’île de Pâques.
Je fais débarquer mes missionnaires au lieu où se trouve le village actuel, au point de débarquement principal que connaissent tous ceux qui ont fait cet atoll. Rappelons-nous que, à cette époque, la population vivait sur tout le pourtour de l’île, et même sur les motu du Sud.
Un matin de juin 1862, le cri : « pahi » ! plusieurs fois répété, indiquant qu’un navire était de nouveau en vue, vola d’arbre en arbre. Comme toujours, ce signal fit rapidement le tour du territoire. Le jour était à peine établi, mais nous le savons, on se lève tôt à Reao, et ensuite l’on se dirige pour ses besoins matinaux vers le rivage. Cet épanchement matinal sur le récif côté océan est un critère local de propreté, les matières déposées sur les rochers seront bien vite nettoyées, emportées par les vagues.
C’est donc l’un de ces lève-tôt qui lança le premier cri d’alerte. Le bâtiment en vue se dirige lentement, cap sur Tapu Arava. Il est donc probable que les quelques visiteurs qui ont pu venir ici, dans le passé, ont signalé que ce point situé sur la côte Nord-Ouest, était un des plus abordables de l’île, et aussi qu’il en est la partie la plus élevée, ce qui incite les autres navigateurs à rejoindre le même lieu de débarquement. Ce passage entre les roches du rivage étant bien dégagé, abrité des vents d’est comme celui qui souffle faiblement aujourd’hui, n’est donc pas des plus dangereux. Ces informations très utiles ont probablement circulé également.
Le navire navigue sous voiles réduites et, poussé lentement par ce faible alizé, il s’approche de la côte. Et puis, il amène presque toutes ses voiles alors qu’il reste une bonne distance entre lui et la terre et qu’il entreprend la manœuvre de mise à la mer d’une embarcation. Depuis le rivage, on distingue les hommes sur le pont, affairés à cette occupation.
Ensuite, aux avirons uniquement, une fois à l’eau, le canot, une sorte de baleinière, met le cap vers le lieu d’atterrissage, justement là où une partie de la population du quartier, une cinquantaine de personnes, se sont rassemblées en apprenant l’événement. Alors que ce canot continue de s’approcher, on distingue maintenant, combien d’hommes le montent. On y compte quatre rameurs et un barreur, et puis, sur l’avant, trois autres personnes ; ces dernières sont debout, immobiles, elles ont l’air d’inspecter avec intérêt l’environnement qui leur est probablement inconnu. Tout cet équipage est torse nu, excepté l’une des trois personnes qui se trouvent sur l’avant ; on le constate bien maintenant que l’embarcation est assez proche. Cette dernière est revêtue d’un habit entièrement blanc. C’est un homme qui, de temps à autre, dessine dans le ciel d’amples signes de son bras droit (des signes de croix).
La mer n’est pas agitée et l’atterrissage sera probablement aisé. Aussi, après avoir apprécié la qualité du train de vagues qui se présentent, le barreur ordonne à ses rameurs de forcer, de ramer à fond. Et la baleinière, en quelques secondes, poussée par une bonne lame, s’engouffre dans l’étroit passage, les avirons bien vite escamotés à l’intérieur afin qu’il n’accrochent pas les rochers qui le bordent. Maintenue dans une course rectiligne par l’homme de barre, poussée par la vague qui enfle, qui se cambre et accélère, elle file sur le platier qu’elle racle fortement de son fond, et puis s’immobilise d’une façon brutale.
Deux des hommes qui étaient debout sur l’avant, des Polynésiens apparemment, sautent alors à l’eau et maintiennent l’embarcation, et puis l’un d’eux, aide cet homme en blanc à débarquer à son tour. Celui-ci est revêtu d’une longue robe, une soutane ; elle lui arrive aux chevilles et trempe donc dans l’eau. Il est coiffé d’un casque colonial, de couleur blanche lui aussi.
Et tous les trois, marchant dans le peu d’eau restant sur le récif, alors que l’un des Polynésiens, des deux mains, brandit une sorte de patia au bout duquel est fixée une croix, ils s’avancent de quelques mètres puis tombent à genoux sur le sable du rivage, pendant que l’homme blanc se met à parler à voix basse. De temps en temps, ils font des signes de croix et sont alors imités par les rameurs et le barreur, eux aussi Polynésiens, qui les regardent et qui sont restés au repos dans le canot. L’assistance qui augmente sur la plage, tout près des buissons de miki miki qui la bordent, les dévisage avec une curiosité très intéressée.
L’homme en blanc, se relevant, suivi par ses deux compagnons, parle alors à voix haute aux indigènes, très lentement, dans un langage qui ressemble au leur, mais toutefois un peu déformé par son accent ; et il leur dit alors :
- Iaorana kotou ! Bonjour à vous tous ! hommes, femmes et enfants de Reao. Quelle chance pour vous aujourd’hui, habitants de Reao ! Nous venons sur votre terre pour vous apporter la connaissance du vrai Dieu. Et voilà son fils : Jésus ; il est mort pour vous sur la Croix. Ce disant, il élève des deux mains, un peu plus haut que son visage, une imposante croix de bois qu’il porte, fixée sur une chaînette placée autour de son cou.
Puis, sur l’injonction de l’un des hommes qui accompagnent le prêtre et qui s’est relevé :
- A genoux, devant le vrai Dieu ; mettez-vous à genoux et restez à distance s’il vous plait. La foule recule, et lentement, peut-être intimidée sinon apeurée, se met à genoux.
En effet, certaines personnes, hommes ou femmes, s’approchaient de l’homme blanc comme pour le toucher, pour lui frotter peut-être le nez en signe de bienvenue ; pour le palper comme ils le font en grands curieux pour toutes les choses qui sont nouvelles, et comme lors des rares occasions de venue de visiteurs, connus ou inconnus. Des hommes blancs, ils en ont déjà vus quelques fois ; ils en gardent aussi de mauvais souvenirs, comme ceux que nous connaissons. Mais un homme entièrement blanc : blanc de peau, habits blancs et même coiffé, casqué de blanc, cela, ils ne l’ont jamais vu !
Alors ils se mettent tous à genoux, imitant les trois arrivants ; c’est une chose toute nouvelle pour eux : se mettre à genoux devant un dieu, comme ils ont pu comprendre.
Eux, ils sont tous nus ou presque, comme à l’accoutumée ; si les hommes portent leur long étui pénien, et même les plus jeunes des adolescents, les femmes sont nues comme le jour de leur venue au monde, excepté quelques-unes qui sont « costumées » de leur petit cache-sexe en fourrure de rat et d’une couronne ou autre feuillage sur la tête.
Voici que l’un d’eux se lève, c’est Teakarotu, l’homme qui, avec sa hache avait défoncé les fûts d’alcool. Il est devenu le chef de la région de Tapu Arava depuis quelques lunes en remplacement du vieillard Kamaka qui est mort ; il s’approche, un bouquet de feuilles de Kahia à la main, et lentement se dirige vers l’homme en blanc qui demeure stoïque, un instant pendant lequel les deux tahitiens ne bougent pas ; en effet, Teakarotu a énoncé une phrase de quelques mots qu’ils ont bien comprise :
- E hogi matou : nous allons faire le hogi, nous allons nous saluer.
Alors que, au signal donné avec autorité par le même homme, tous les agenouillés se relèvent, le chef franchit très lentement les derniers mètres qui le séparent de l’homme en blanc, comme désirant lui donner une garantie de non agression, et, une fois face à lui, après avoir remis sa petite gerbe de feuillage entre les mains d’un enfant qui le suivait, il lui donne le baiser paumotu, ce salut qui se traduit par le frottement des nez, comme nous le connaissons déjà, en déplaçant plusieurs fois la tête horizontalement et d’un côté sur l’autre. L’homme en blanc, qui connaît les us et coutumes du pays, participe pleinement à ce salut ; bien sûr, il est au courant que cet usage existe dans tout l’Océan Pacifique.
Ensuite c’est le hogi entre les deux tahitiens et le chef ainsi que deux ou trois autres hommes qui se sont avancés, des sous-chefs peut-être ?
Mais ceux qui sont restés à distance s’approchent lentement, et à petits pas, des lieux où se déroulent ces saluts, et l’un des Tahitiens accompagnant l’homme blanc qui est un prêtre catholique et qui va leur donner leur première leçon, ordonne :
- Reculez ! Reculez ! Vous ne devez pas approchez tous auprès de metua Rute (prononcez Routé). Il est, pour le moment, le représentant du vrai Dieu dans votre île ; n’approchez pas plus que cela de lui.
Alors qu’ils se trouvent à une dizaine de mètres des visiteurs, ces gens sont stoppés dans leur élan sympathique et même reculent un peu. D’autres sont restés en bordure de la zone boisée, les femmes principalement, comme s’ils craignaient une attaque de pirates.
Alors l’homme blanc prend la parole, et fermement, dans leur langue, il explique :
- Je suis le père Rute, te metua Rute, comme vous l’a dit Apereto. Je suis envoyé par Epikopo Tepano no Tahiti (Tepano Jaussen), l’évêque de Tahiti, il m’a chargé de venir vous saluer de sa part et de vous apportez le vrai Dieu. Mes enfants ! Mes enfants ! Vous êtes dans l’erreur… Vos dieux : Ruahatu, Hina ; Hiro qui est le dieu des tagata keia, des voleurs ! Tagaroa, Faumea, Maui votre pêcheur d’îles, et bien d’autres encore, se moquent de vous, ils ne sont pas sérieux. Ce sont tous des menteurs et des imposteurs. Mes enfants ! Vous allez vous mettre à genoux pour priez Jésus, le fils de Dieu, qui est mort sur la Croix pour racheter tous les péchés que sont vos erreurs.
Mais tout d’abord, il ne faut pas rester ainsi, nus devant Dieu, le créateur de toutes choses qui vous voit de là-haut ; aussi, nous allons faire le nécessaire immédiatement afin que vous soyez présentables devant Lui, qui est au Ciel et qui y restera pendant notre prière. Et le père, tout en parlant, a montré d’une main la voûte céleste. Alors, les membres de l’assemblée regardent tous de ce côté du ciel, là où quelques cumulus matinaux défilent lentement, comme chaque jour, poussés par le vent d’est.
Le prêtre adresse ensuite, d’un geste, un signal aux matelots restés dans la baleinière et deux d’entre eux se dirigent vers le rassemblement ; ils portent une très grande malle d’osier qu’ils déposent au sol et qu’ils ouvrent devant lui et devant l’assistance. Cette malle est remplie d’étoffes de calicot et d’habits légers.
Pendant ce temps, l’un des deux Tahitiens, qui est un aide du prêtre, un katekita, comme on dit à Tahiti, a demandé au chef de faire s’approcher les femmes, et lui-même leur fait signe de venir ici, vers lui. Il entreprend alors de leur expliquer - ce que certaines d’entre elles qui sont allées aux bateaux connaissent déjà - que ces étoffes sont faites pour s’envelopper convenablement le corps afin que Dieu ne puisse plus jamais apercevoir leur nudité, car c’est un péché très grave que de montrer sa chair au Seigneur, créateur de toutes choses. C’est aussi un péché de se montrer dénudé à ses parents, à ses enfants, à ses amis, à ses proches.
La distribution de ces étoffes se fait assez vite et les filles et les femmes en sont bientôt revêtues, mais il n’y en a pas pour toutes celles qui sont présentes au rivage, aussi, le katekita leur conseille sous une forme impérative :
- Maintenant que l’on vous a expliqué pourquoi il faut être toujours vêtues, en attendant la venue d’autres étoffes que nous avons sur le navire et que nous irons bientôt chercher pour vous les partager, vous devrez vous recouvrir de feuillages comme vous le faites habituellement.
Plusieurs des femmes présentes lui laissent entendre alors qu’elles peuvent se rendre à bord à la nage ; cela ne les rebute pas, elles peuvent y aller ensemble tout de suite et elles rentreront ainsi bien vite en possession de ces étoffes dont elles ont une grande envie.
Mais le katekita d’un air fortement réprobateur, parlant au nom du prêtre leur a-t-il dit, leur ordonne de cesser de se rendre à bord des navires de passage car cela aussi est une chose grave aux yeux du Dieu du ciel. C’est nous qui allons vous apporter ces étoffes, ici même.
Au bout de quelques minutes, les femmes de cette contrée de l’atoll sont toutes revêtues soit d’une étoffe bleu foncé et parsemée de fleurs blanches ou soit de leur habituel feuillage. Ce fut un jeu pour elles, et c’est avec joie, bonne humeur, émulation et grands rires, qu’elles ont obéi aux conseils en forme d’ordres, donnés par metua Rute et ses catéchistes. Celles qui n’ont rien pu obtenir à la distribution, vu le nombre de personnes présentes, s’en sont allées bien vite et bien obéissantes, dans le grand faré commun, quérir chacune une sorte de poncho fait de pandanus tressé, accrochés à une paroi ; un article prévu pour la pluie ou pour les nuits fraîches, et dont elles se sont toutes couvertes.
Pour le moment, il n’y a aucune consigne pour les hommes puisqu’ils ne sont pas totalement nus ; leur sexe est enveloppé de l’étui. Mais au fond de la malle d’osier et sous les pièces d’étoffes, se trouvaient quelques culottes bien rangées qui furent distribuées également, remis entre les premières mains d’hommes qui se tendaient avidement, mais en commençant par le chef et ses adjoints qui donneront ainsi le bon exemple.
Les deux matelots sont retournés vers l’embarcation et puis reviennent aussitôt, apportant sur le rivage, aidés par les trois autres rameurs, quelques planches et madriers légers. Ils s’affairent ensuite à assembler, à coups de maillets, les éléments d’un petit autel amovible qui va permettre au père de célébrer une première messe sur cet atoll éloigné de presque mille trois cents kilomètres du centre épiscopal de Tahiti. Les habitants comprennent, comme le metua leur a parlé d’un dieu nouveau qui allait bientôt arriver, que l’on édifie un petit marae pour ce nouveau venu, ce qui fera tout simplement, pensent-ils, un dieu de plus dans leur panthéon déjà bien garni. Le visiteur blanc, dans son énumération de connaisseur, en a même oublié plusieurs malgré tout, ont-ils remarqués !.
Le père, après avoir constaté où se tenait le lieu de culte du quartier, a demandé à ses aides d’assembler et d’installer l’autel à une certaine distance de celui-ci. Il est donc élevé assez loin du vaste marae de pierre de la tribu afin de ménager les susceptibilités, de ne froisser personne et éviter ainsi la création de dissensions comme il s’en est produit sur d’autres îles, pouvant amener jusqu’à créer des hostilités ouvertes, parfois dramatiques.
Le tout est installé en un tournemain et toujours sous la curiosité des habitants de cette région Ouest de l’atoll. Les Reao commentent l’action en cours et on a l’impression que plusieurs des hommes présents aimeraient donner la main au montage de ce genre de marae ; le travail du bois, certains le connaissent pas mal, mais ils n’ont jamais pensé que l’on pouvait construire un marae en rakau, en bois.
Pendant que le prêtre et un des ses aides disposent ensuite quelques légères tentures et quelques linges d’autel, l’autre katekita, enseigne à l’assistance la façon de faire le signe de la Croix, ce qui les avait bien intéressés tout à l’heure. C’est en somme une sorte de premier cours de catéchisme qu’il donne sur le récif aux membres présents de la population de Reao, et tous, grands et petits, apprennent à se signer avec bonne volonté, et comme pour la majeure partie de ce qu’ils entreprennent, comme un jeu, avec joie et babillages incessants.
Au bout d’un moment, après l’avoir répété bien des fois, pleins de bonne volonté et avec gaité, ils reprennent tous en chœur et en se signant, tel que l’enseignant leur a montré :
Ia haamaitaihia te Metua, e te tamairiki, e te varua-maitai ; amene
Au nom du père, du fils, du Saint-Esprit, amen.
Ce sont les paroles accompagnant le signe de la Croix, telles que les ont créées les missionnaires catholiques, à Tahiti, au siècle dernier.
C’est le signe de la Croix sur laquelle Jésus, le fils de Dieu est mort pour racheter la mauvaise conduite des hommes, racheter tous leurs péchés, explique le katekita. Il leur présente alors, il leur place sous les yeux, afin qu’ils comprennent mieux, un christ en croix : un homme fixé sur la Croix ; ce dont ils n’ont jamais vu, et jamais entendu parler. C’est un véritable objet de curiosité pour eux. On n’a jamais pensé non plus, dans leur île, que cela pouvait se faire, mettre un homme en croix pour le faire mourir ! Et il y est fixé avec des clous ; on connaît peu les clous ici où tout ce que l’on peut assembler l’y est avec des cordages, des liens.
A Tahiti, leur précise le katekita, la moitié de la population a déjà adopté le vrai Dieu, le seul Dieu.
- Le metua va célébrer la messe, annonce d’une voix forte Apereto, qui est le premier katekita ; vous devez bien le regarder et le suivre et, à chaque fois qu’il se signera, vous ferez comme lui… et comme moi ; vous m’imiterez donc. Quand le père se mettra à genoux, vous ferez la même chose : a tukuturi, vous agenouiller. Quand vous entendrez la sonnerie de la petite cloche, vous devrez baisser les yeux au sol. La dernière sonnerie, plus longue, vous ordonnera de relever la tête.
Ce disant, le katekita agite cet appareil sonore et aigrelet, formé de trois petites clochettes assemblées, ce qui a pour effet de fasciner l’auditoire qui ne quitte pas des yeux cet ustensile qui leur est parfaitement inconnu, alors que les enfants qui se sont maintenant approchés, sans retenue, se bousculent pour l’examiner de plus près. On n’a jamais entendu, à Reao, un tintement métallique de ce genre. A terre, sur cette île, on n’a jamais vu de cloche non plus ; seules, les femmes qui sont allées au baleinier, peuvent avoir appris à connaître cet accessoire, mais plus important que ces trois clochettes et qui, actionné par un matelot de quart, sert à donner l’heure sur le navire ou à signaler sa position par temps de brume et de brouillard.
Une journée est passée. La veille au soir, seuls les matelots manœuvrant la baleinière sont retournés à bord pour passer la nuit sur le navire missionnaire. En effet, considérant comment ils avaient été accueillis et ayant constaté qu’il n’y avait pas d’animosité contre eux, le père et Apereto, ainsi que Tepano qui est le second catéchiste, décidèrent de passer la nuit sur l’atoll. Ce matin, le navire va et vient de la ligne d’horizon au rivage et, au moment où il est le plus proche, les missionnaires, sur le rivage, envoient pour le capitaine, par mouvements de bras, les simples signaux prévus afin de lui indiquer qu’ils n’ont besoin, ni d’aide, ni de secours quelconque, que l’hospitalité reao a été parfaite et que tout va très bien pour eux. En un mot, que la mission peut et va continuer.
Hier soir, après avoir proposé un repas aux trois hommes, le chef du quartier a mis à la disposition du père missionnaire un grand faré afin qu’il puisse dormir, isolé et bien tranquille, comme il lui avait été suggéré par ses deux aides tahitiens. Ce chef voulut pratiquer franchement l’hospitalité selon les critères reao ; alors plusieurs jeunes filles furent offertes à son hôte. Il aurait suffi à l’invité de choisir parmi elles, probablement, car elles étaient cinq ! Le père, connaissant ces coutumes et s’y attendant, n’en fut pas du tout offusqué ; il conseilla gentiment et tout simplement aux demoiselles de s’en aller. Comme elles refusaient de partir, ayant été désignées comme hôtesses par ordre du chef auquel elles ne voulaient pas désobéir, il leur recommanda alors, avec douceur, de dormir bien sagement tout au fond de cette grande case ; ce qu’elles firent. Le lendemain, bien entendu, elles n’eurent rien à raconter à leurs amies qui, guettant leur sortie matinale du bâtiment, les attendaient non loin de là, ainsi que, semble-t-il, à distance, une partie de la population de ce secteur de l’atoll, qui pensait avoir droit à la description des exploits nocturnes de cet étrange visiteur blanc. Le père, lui n’avait pratiquement pas dormi. A la lueur d’une toute petite flammèche huileuse, donnant autant de fumée que de lumière et qui s’éteignit avant la fin de la nuit, les demoiselles avaient pu constater qu’il avait passé la majeure partie du temps, à genoux, et parlant à voix feutrée, murmurant presque. Le père avait passé presque toute sa nuit en prière. Voilà tout ce qu’elles purent colporter.
On n’avait jamais vu ça ! Que se passait-il donc ? Les dieux polynésiens n’agissaient pas ainsi, les très rares visiteurs non plus ; et de chacun d’entre eux, qu’ils soient dieux ou simples hommes de passage, tout le monde connaissait, le lendemain matin, leur activité et leurs prouesses nocturnes.
Avant de prendre un repas, un déjeuner de poisson cuit à l’eau et de popoi qui lui serait offert, le père célébra une seconde messe et une bonne moitié de la population locale y assista. Il y avait même une partie des assistants qui, venue des alentours, s’était dirigé vers Tapu Arava, aiguisés par la curiosité, ayant bien compris que les visiteurs étaient des non-violents. Alors le père entreprend, surtout par l’intermédiaire d’Apereto et de Tepano, de donner quelques enseignements de base à ces gens qui les ont si bien accueillis. Eux, qui leur avaient été signalés comme très sauvages et occasionnellement mangeurs d’hommes, comme ils le sont encore, paraît-il, dans plusieurs îles de l’archipel Tuamotu.
Sur les conseils donnés hier par les catéchistes, l’assistance s’est correctement habillée, principalement de verdure, et pas un pouce carré de peau du torse des hommes comme de ceux des femmes n’apparait. Par contre, il est fort possible qu’il y ait déjà des réticences pour la reconnaissance du vrai Dieu car, quelques minutes après le début de l’office, une cérémonie se déroulait au marae Pua Kiri Kiri. Cette réunion avait tout à fait l’air d’être organisée en signe de protestation contre la présence et contre l’activité des missionnaires. Environ une moitié de la population du quartier se tenait au temple païen et personne n’y avait revêtu « d’habits » de cérémonie ; la nudité quasi totale et habituelle y dominait.
André Pilon