Une traversée du lagon de Reao en pirogue à voile.
Conduisant lentement le petit camion par l'unique chemin qui mène à Gake, en ce début d'après-midi du vendredi, Rohi se rend dans la région où une partie de la population se trouve au travail depuis lundi matin.
Pour ces familles qui sont occupées à la récolte du coprah, la semaine se termine.
Il leur a été promis, lundi dernier, que le camion de la météo ramènerait ce jour, au village, une partie de ce qui aura pu être recueilli pendant ces cinq jours.
[page]Il y aura plusieurs rotations à effectuer pour transporter, de la plantation vers le bourg, dans ces allers et retours, personnel, matériel et récolte ; ces mouvements découlent des directives qui ont été données par l'autorité au responsable de la station météo : aider au maximum la population de Reao.
Dans la chaleur tempérée par un alizé assez fort, il règne dans ce coin de l'île une grande activité, qui ne s'est pas relâchée depuis leur arrivée.
Ces gens ont fourni un travail qui sort des normes habituelles : ramassage des noix, décorticage, séchage, ensachage et mise en ordre des lieux.
Sont présents ici, ceux qui y possèdent des terres, ainsi que les personnes qui les aident, membres de leur famille ou parfois employés salariés, ou bien encore les membres de la communauté Reao obligés ou astreints par attachement à une certaine forme de clientélisme.
On pratique sur cet atoll, comme dans toutes les îles Tuamotu, le système du rahui, de l'interdiction.
Ce procédé a pour objet d'empêcher le chapardage des noix de coco.
Nous avons vu, selon les dires de Faumea, qu'il n'y a pas de voleurs sur cet atoll...
Il n'y a pas de voleurs, mais on y rencontre parfois des gens qui ont la manie d'emprunter sans vergogne et qui ont tendance à oublier de restituer leur emprunt.
Mais les directives du Tavana rahi, le gouverneur, à ce sujet, sont parfaitement appliquées.
Il est donc interdit de se rendre pour la récolte ailleurs que dans le secteur autorisé par le tavana qui applique ainsi les ordres de Papeete.
Assisté de son conseil, il délimite les zones de travail, en fonction de ces instructions et de l’arrivée à maturité des noix.
Les équipes de travailleurs récoltants passent donc semaine après semaine d'un secteur à l'autre ; elles tournent autour de l'île plusieurs fois au cours de l'année.
Avec le rahui, aucun coco ne peut donc être « emprunté », puisque personne ne doit se trouver dans les plantations en dehors de la période édictée par l'autorité locale.
Des exceptions existent pour la pêche toutefois, car il est connu que certains lieux situés dans les zones interdites aux activités agricoles sont favorables pour la capture de telles ou telles espèces de poissons selon l'époque et selon les phases lunaires.
Des pêches favorables, on n'a pas le droit de s'en priver.
Pour s'y rendre, il est donc permis de traverser la forêt de cocotiers, mais non d'y stationner.
Partir au secteur, pour les familles, c'est toute une expédition.
Elles quittent le village dans la matinée du lundi : hommes, femmes, enfants, chiens et cochons.
C'est une migration bihebdomadaire et un trait culturel des îles Tuamotu.
Le mouvement recommence le vendredi après-midi en sens inverse. [page]
[page]Pour se rendre sur ces futurs lieux de travail, on part à pied si la distance n'est pas trop grande, en pirogue à voile au travers le lagon, si elle est importante.
De toute façon, la pirogue familiale fera le trajet afin d'y conduire les gorets et d'y porter les ustensiles de cuisine et des ballots de linge.
Elle y transportera de même les outils nécessaires à cet ouvrage, qui sont peu nombreux et peu encombrants, ainsi qu'un important lot de sacs vides qui serviront à loger les amandes recueillies au cours de la semaine.
Seuls les enfants d'âge scolaire, en dehors des périodes de vacances, restent au village ; ils logent et mangent chez les fetii, les cousins, ou bien chez les oncles et tantes, qui sont pour eux des papas et des mamans, ce qui ne pose aucun problème, bien au contraire.
Le parcours inverse sera donc effectué le vendredi, la religion rythmant la vie des Reao, ils seront tous présents au village pour la messe et les prières dominicales qui ont un caractère obligatoire, à partir du vendredi soir.
Le samedi, aucun travail de rapport ne sera entrepris ni exécuté ; ce jour, dans les dialectes de cette région de Polynésie, est nommé : mahana maa, le jour de la nourriture.
Selon les enseignements des missionnaires catholiques, la journée du samedi doit-être consacrée seulement à la recherche, à la collecte - la pêche, principalement - et à la préparation de ces aliments.
Le lendemain dimanche, tapati, il est strictement interdit de travailler ; les Reao pourront manger énormément, puisque toute la journée de la veille ils auront œuvré dans ce but.
On pourra chanter, jouer de la guitare, boire modérément et beaucoup dormir.
Tout le monde ira, bien sûr, aux offices, qui sont au nombre de quatre le dimanche.
Les jours de la semaine, les paroissiens qui seront au secteur ne se rendront pas à l'église pour les inévitables prières du matin et du soir.
Un membre du groupe, catéchiste officiel ou non, mais dûment autorisé prendra la direction des prières collectives locales.
Elles se dérouleront sur le bord du lagon, ou bien devant l'un de leurs abris, faré de construction très légère, assis sur le lit de cailloutis qui orne la façade.
Rohi, qui a transporté, lundi dernier, avec le camion de la météo, trois familles sur leurs lieux de travail, se rend compte que ces gens ont fait un ouvrage énorme au cours de la semaine.
Dans le sous-bois, lors de leur arrivée, c'était le fouillis.
Les palmes mortes et les noix mûres qui tombaient des arbres depuis quatre mois - temps écoulé depuis le dernier passage des travailleurs -, tout était disséminé et mélangé sur la surface du terrain qu'elles recouvraient d’un véritable tapis irrégulier.
Les feuilles mortes ont été rassemblées en andins disposés à égale distance des arbres, qui sont à peu près bien alignés dans cette région.
Elles ont été brûlées il y a peu ; de la fumée s'élève encore de quelques-uns de ces foyers.
Les noix fendues sont entassées les unes sur les autres.
L'ensemble ainsi traité est d'une propreté exemplaire.
Le sol de la forêt se compose de cailloux grisâtres, quelques rares espaces d’un semblant de terre arable apparaissent parfois, mais ce sont bien les cailloux qui dominent ; et l’on se surprend à penser : mais comment les racines des cocotiers s'alimentent-elles ?[page]
[page]Le conducteur a stoppé son véhicule en bordure de forêt et se dirige vers Tetai Moeava.
Il est le propriétaire des lieux et chef d'équipe de tout le personnel en activité dans les parages.
Il est lui-même, occupé à rassembler les noix qui se trouvent éparpillées, dégagées de toutes les palmes sèches.
Avec deux bâtons en mains, du calibre d'un manche de pioche, il travaille sans se baisser.
Le bout de bois qu'il tient de la main droite, est muni à son extrémité d'un crochet métallique pointu ; il lui permet de piquer d'un coup sec dans la noix qui se présente devant lui, au sol.
Ensuite, son bras oscille d'avant en arrière puis de nouveau vers l'avant, en prenant de la vitesse dans la direction d'un tas de ces fruits.
Alors que son bras droit arrive à bout de course vers l'avant, de sa main gauche qui tient l’autre bâton, il donne un coup sec sur l'outil ferré.
Ce coup brusque a pour effet de décrocher la noix qui file vers le tas en formation. Il évite ainsi de se baisser pour chaque fruit.
Un peu plus loin, Teretia, sa monumentale vahiné, est à l’œuvre ; ça alors ! ceci n'est pas courant du tout, elle adore plutôt la position horizontale du dormeur.
Munie d'une hache qui ne pèse pas plus lourd qu'un canif entre ses mains, son occupation consiste à fendre les noix en deux.
A mesure, les fillettes, Maria et Siki, rangent ces fruits coupés ; pour elles, c'est un jeu.
Mais Maria qui a douze ans devraient être en classe : une paire de bras supplémentaire pour le travail de toute cette semaine écoulée sera plus bénéfique pour la famille que ce qu'elle aurait pu apprendre à l'école ; ainsi en a décidé Teretia lundi dernier, elle ne va pas nourrir ces enfants-là à ne rien faire, non !
Les deux morceaux du fruit sec, encore reliés par la bourre, sont empilés la concavité tournée vers le sol, étagés en un seul rang.
Dans cette position, les amandes sécheront encore pendant deux ou trois jours avant d'être décortiquées puis ensachées.
Toutes celles traitées en début de semaine sont déjà prêtes, les sacs qui en sont remplis ont été apportés au bord du chemin ou au bord du lagon.
Ils seront transportés aujourd'hui au village, en camion ou en voilier.
Tetai Moeava cesse son manège, il se dirige vers le rivage intérieur, vers les lieux où une pyramide constituée de ces sacs remplis de noix a été formée ; le camion s'étant arrêté tout près de là, il commence avec deux de ses aides à en constituer le chargement, il y en a un stock considérable, il faudra probablement faire trois tours avant la fin du jour, il est nécessaire de se presser.
Un peu plus loin, vers l'océan, Faumea est affairée à l'extraction des amandes qui sont collées au fond des demi-noix ouvertes depuis trois jours, elles sont devenues bien sèches, elle les ensache aussitôt qu'elle en a formé un tas important.
Assise au sol, elle tient dans sa main l'outil spécial, le pitoi, c'est une lame plate, courbe, non tranchante, et munie d'un manche adapté pour une main, la forme de la lame recourbée lui permet de l'introduire sous l'amande qui s'est un peu décollée et recroquevillée en séchant.
La jeune fille tient de sa main gauche, la demi-noix qu'elle a posée au sol ; d'un coup rapide et adroit de son pitoi, elle fait sauter ce morceau d'amande qui s'en va grossir le stock décortiqué.
On remarque que le volume des amandes, lorsque l'extraction est terminée, est beaucoup moins important que le tas de noix rassemblées.
En approchant d'elle, Rohi voit bien, comme il l'a observé dès son arrivée chez les autres travailleurs, que sa couleur de peau a changé ; tout le long de cette semaine, elle a été bien plus souvent exposée au plein soleil qu'à l'ombre et en permanence au vent d'est qui a soufflé fortement ces jours derniers, sa peau bien bronzée en est devenue presque noire.
- Alors jolie vahiné, maitai ? (ça va bien).
- E, maitai roa, (très bien).
- T'es-tu ennuyée cette semaine ?
- Korereka, (un peu).
- Tu travailles encore longtemps avant de partir vers le village, lui demande-t-il, pensant qu'elle pourrait l'accompagner dans le camion lors du transport du premier chargement.
- Aita, non, je finis de décortiquer ce petit tas que tu vois près de moi et je pars de suite ; je rentre avec la pirogue, il faut que je la ramène à Pua Kiri Kiri, a dit mon oncle.
- Il est un peu tard, tu es bien sûre d'arriver avant la nuit ?
- Oui, le vent est fort aujourd'hui, il souffle dans l'axe du lagon, pas besoin de louvoyer, je vais faire toute la traversée vent arrière et à grande vitesse. [page]
[page]Le trajet ne durera pas beaucoup plus d'une heure.
Dans une demi-heure je suis prête, j'arriverai juste au coucher du soleil ; la pirogue va être légère puisqu'il n'y aura pas de sacs de coprah d'embarqués à son bord.
- Tu rentres seule ? lui demande Rohi.
- Non, je pars avec mes deux sœurs et les quatre petits cochons que tu vois là, attachés par les pattes ; j'emmène aussi les ballots de linge et les chiots.
- La vaisselle, tu ne la rapportes pas au village ?
- Non, puisque nous revenons ici lundi matin.
Et puis si je chavire, elle irait au fond, elle ne serait pas perdue, mais il faudrait rechercher le lieu du naufrage pour la récupérer.
Tout ce que j'aurai à bord aujourd'hui, flotte ou nage.
- J'aimerais rentrer avec toi en pirogue, Petero ramènerait le camion, il ferait les deux ou trois rotations prévues pour les sacs pleins de la récolte.
- Moi je veux bien, il n'y aura pas de problème si je chavire, puisque tu sais bien nager ; par contre, il faut que tu demandes à mon oncle.
Je pense qu'il sera d'accord, mais il ne faut pas oublier de lui poser la question ; il ne comprendrait pas, sinon.
Après avoir parlé pendant quelques minutes à Tetai, ainsi qu'à d'autres travailleurs, Rohi retourne vers le rivage du lagon où Faumea qui en a terminé avec ses noix l'a devancé et où elle s'affaire à préparer la légère embarcation, aidée par les deux fillettes.
Les petits gorets sont attachés au banc de l'avant, les jeunes chiens, qui sont habitués aux traversées, couchés sur les paquets de linge, somnolent déjà au soleil.
La voile est affalée au pied du mât et Faumea effectue le contrôle la drisse de hissage de cette toile, et ensuite de l'écoute.
A quelques mètres de là, dans les eaux plus profondes, deux hommes préparent le gréement d'un gros canot qui s'y trouve ancré, pendant que d'autres le chargent de sacs.
Il partira bientôt lui aussi, mais, plus lourd que la pirogue, il naviguera moins vite, il n'arrivera à destination qu'une fois la nuit tombée.
Un quart d'heure plus tard, l'embarcation légère est parée pour l'appareillage, les quatre membres de l'équipage la poussent dans les faibles fonds, puis d'un saut, ils se retrouvent à bord.
Aussitôt embarqué, le pilote hisse la voile qui attend, bien rangée au pied du mât.
La pirogue orientée vers l’ouest, démarre vent arrière avec une rapidité surprenante, le vent est bien fort, le météo estime sa force à vingt-deux nœuds (1), immédiatement la vitesse de croisière est atteinte.
La jeune fille tient la barre d'une main ferme et solide ; son visage fermé observe l'environnement d'un regard très sérieux : l'embarcation, le gréement, la mer, les passagers.
Le vent relatif du fait de la vitesse est quasi nul.
Le soleil brûle la peau qui n'est plus ventilée et l'on baigne dans une atmosphère cotonneuse, le seul bruit audible étant celui de l'eau qui clapote le long de la coque et du flotteur.
- Alors, cela te plaît la navigation en pirogue ? demande Faumea qui en a terminé avec les réglages de la voile, maintenant libre de ses pensées, après avoir constaté que tout va bien et que l'embarcation file vers l'ouest nord-ouest en plein lagon, dans la direction du village.
- Oui, répond-il, et tu la barres, tu la diriges, comme un vrai marin, comme un vieux loup de mer.
- C'est une obligation aux îles Tuamotu, savoir mener une pirogue ; au même titre qu'en France savoir conduire une voiture.
Ici, c'est la mer qui rythme notre vie, nous devons composer, alors filles ou garçons, nous sommes tous des marins.
On aime ou on n’aime pas, mais il faut faire et nous savons tous le faire.
Cette obligation-là a rangé les Paumotu parmi les meilleurs marins du monde.[page]
[page]Savoir conduire une automobile n'est pas indispensable ici.
Tu vois bien qu'à Reao il n'y a que des pistes, alors il n'y a pas de voiture, on peut s'en passer.
On apprécie malgré tout le coup de main qui est donné avec le camion de la météo ; mais sans lui, le transport des sacs se ferait au travers du lagon, comme par le passé.
De plus, les Reao sont pauvres, il n'y a pas d'argent pour acheter une voiture ; et il n'y en aura probablement jamais.
Pendant un instant, concentrée, elle vérifie le réglage de la voile et reprend un peu de mou dans l'écoute.
- Tu vois reprend-elle, je suis très heureuse quand je pilote la vaka motu, c'est un petit bateau très agréable à manœuvrer, c’est un jouet pour les grands !
Aujourd'hui avec le vent arrière il y a moins de risque de chavirer que pendant le parcours en sens inverse.
Quand je viens de Pua Kiri Kiri, du village, vers Gake, avec ce même vent, c'est un drôle de sport.
Je passe toute la matinée et parfois plus à louvoyer pour atteindre mon but.
Le vent régnant ajouté au vent de la vitesse crée des sensations et des impressions fantastiques.
Sur le fond, la vitesse n'est pas importante, mais l'on navigue contre le vent et contre la mer et la pirogue dérive beaucoup, alors l'eau gicle de partout, de tribord à bâbord, nous sommes complètement trempés : cheveux, habits, tout colle à la peau, le sel brûle les yeux, on avale de l'eau à grosses goulées !
On en est abreuvé. Il arrive que parfois le flotteur s'enfourne dans une vague car, on a beau être dans un lagon, le vent peut y lever des vagues de plus de deux mètres !
A ce moment, la vaka motu peut chavirer, à deux personnes, elle se remet facilement à flot ; mais seul, il n'y a plus qu'à se laisser dériver, corps et biens vers le rivage, que l'on est tout à fait sûr d'atteindre dans un atoll fermé, on y participe en nageant et en poussant.
Parfois, au chavirement, l'enfournage brutal brise les espars qui arriment l'embarcation au flotteur.
Tu sais qu'une pirogue polynésienne ne tient sur l'eau que grâce à son flotteur, que l'on appelle aussi balancier, et qui est de ce fait la pièce maîtresse.
Dans ce cas-là, une fois celui-ci brisé, que l'on soit seul ou bien plusieurs, il ne reste plus qu'à nager et pousser l'épave.
Il y a quelques semaines, avec mon cousin Tepano qui n'a pas peur mais qui est un peu brutal, alors qu'il était le barreur de la vaka, nous avons chaviré à mi-chemin de Gake.
La chute à l'eau, après avoir enfourné le balancier, a été de ces plus spectaculaires.
Pour ma part j'ai fait un vol plané sensationnel vers le lagon.
Le brin de traverse arrière du flotteur a été cassé dans l'accident, nous avons pris un bon bain ; autour de nous, trois chiens et deux jeunes cochons nageaient dans les vagues.
Pendant que je soutenais tout ce petit monde, Tepano avec un morceau de chambre à air de vélo en réserve, fixé à quelque endroit dans la pirogue, réparait le léger espar brisé.
Un moment plus tard, nous redressions tous deux la pirogue, nous vidions l'eau avec l'écope, et nous reprenions la route après avoir rembarqué tous nos passagers.
- Comment faites-vous pour la relever ?
- L'embarcation est très légère ; alors, tout en nageant il faut orienter le sommet du mât, qui est à plat sur l'eau, dans la direction d'où souffle le vent.
Continuer l'action en soulevant ce mât à bout de bras, afin que le vent prenne dans la voile en dessous.
Elle va très vite se relever, quelques fois, elle ne s'arrête pas et chavire de l'autre côté.
Il faut l'empêcher de partir de l'autre bord en retenant le mât avec un long cordage frappé à son sommet.
Une fois la pirogue redressée, il faut en vider l'eau, ce qui n'est pas une mince affaire.
Si le clapot est trop fort on ne peut pas y arriver, les vagues qui déferlent en rajoutent régulièrement à l'intérieur ; il ne reste plus qu'à nager en direction des motu.
Et puis, on ne peut vider cette eau que si l'écope n'est pas partie vers le fond.
Il ne faut surtout pas l'oublier avant le départ, elle fait partie du matériel de bord de première nécessité.
Un écope métallique coule en cas de chavirage, il ne faut pas omettre de l'amarrer ; si elle est en bois, elle flottera ; mais sans écope, il faudrait tout vider à la main.[page]
[page]Aujourd'hui le début du parcours se déroule sans problème, tous les passagers sont bien sages et personne ne bouge.
Siki et Maria sont assises à l'avant de l'embarcation, elles jouent aux osselets, un jeu ancien complètement disparu en France, qui perdure bien loin, aux îles Tuamotu ; mais qui peut l’avoir apporté ici ?
Elles sont tout à coté des ballots de linge sur lesquels les cochons et les chiens sont maintenant entremêlés et dorment comme des princes, réchauffés par le soleil.
Ces jeunes animaux sont bien habitués ; chiens et cochons migrateurs, tous destinés à la boucherie, ont déjà plusieurs traversées du lagon comme passagers à leur actif.
Il y a de l'atavisme dans leur comportement, réminiscence des temps anciens, du passé lointain pendant lequel leurs ancêtres parcouraient l'Océan Pacifique, à bord des pirogues doubles de leurs maîtres polynésiens, qu'ils accompagnaient lors de leurs grands voyages d'exploration et de découvertes, au travers de cette immensité marine.
Mais alors que l'on a parcouru quelques kilomètres depuis la zone bien abritée que forme la baie de Gake, la houle a pu se former et le phénomène s'amplifie de minutes en minutes ; au tiers du chemin, les vagues les plus grosses atteignent une hauteur d'un mètre !
- Siki, haere koe i nia iato ! ordonne la grande sœur ; monte sur la traverse.
Laissant là sa sœur et les osselets, la petite se lève et en véritable équilibriste grimpe puis circule sur le chevron, se déplaçant ainsi jusqu'à son extrémité tribord, où elle demeure accroupie au-dessus du vide, ses mains cramponnées - mais sans peur aucune - tenant fermement chacune un hauban.
Le poids de la fillette soulage le balancier côté opposé, le flotteur pénètre ainsi un peu moins dans les vagues ; ce mouvement de personnel allège l'embarcation et lui laisse prendre un peu plus de vitesse.
La traverse sur laquelle est perchée la petite sœur de lait de Faumea, est amarrée à la coque, sur son tiers avant, avec des cordages fixés aux membrures.
A son extrémité bâbord est rivé le flotteur, le balancier ; côté opposé, elle se projette à l'extérieur, elle y reçoit en plusieurs points les haubans qui étayent le mât.
Suivant un cours instant d'observation de cette navigation, nouvelle pour lui, Rohi demande ensuite à la jeune fille de lui énoncer les termes employés pour nommer les divers éléments de ce petit bateau à la rapidité surprenante.
- Cette embarcation, dit-elle alors, c'est une vaka motu, pirogue qui sert pour aller de motu en motu, d'îlot en îlot.
On l'appelle aussi kaveke, ce nom est typiquement Reao, ou de l'extrême Est de l’archipel Tuamotu ; à ne pas confondre avec la lune qui se nomme kavake.
En tahitien, ce petit bateau se nomme va'a.
Les grandes pirogues doubles avec lesquelles nos ancêtres exploraient l'Océan Pacifique, s'appelaient les pahi ; les pirogues de guerre, c’était les pahi tamaki.
Sans balancier, sans flotteur, une pirogue polynésienne ne tient pas sur l'eau, elle chavire.
Ce flotteur : le ama, est tenu par deux iato, les traverses.
Celui de l'avant, est une sorte de chevron rigide, il est fixé solidement à la charpente.
Quand à celui de l'arrière, il n'est bien souvent qu'une simple et mince branche d'arbre pliée en arceau ; il donne une bonne élasticité au ama, le rendant légèrement indépendant du mouvement de la vaka motu à qui il confère ainsi une grande souplesse.
Tout cet ensemble est maintenu par des cordages fabriqués au village avec la bourre de l'écorce des noix de coco.
Après avoir réglé quelque peu la drisse et l'écoute, Faumea reprend :
- Dans ma main, je tiens hoe faatere, le gouvernail.
Jadis la rame de gouverne portait ce nom ; maintenant c'est une barre, on en a gardé l'appellation polynésienne.
La voile c'est gie, un mot imprononçable pour les popaa.
Aux temps anciens, les voiles étaient confectionnées en fara, en feuilles de pandanus tressées finement.
Elles ont gardé le nom de cet arbre qui s'appelle gie dans le dialecte mangarévien, terre d'origine des Reao.
Ma voile, comme tu le vois est en toile popaa, bien plus solide.
Si l'on en prend soin, elle ne s'use pas. [page]
[page]On trouve maintenant des voiles en nylon, jen ai vu à Tahiti ; quel plaisir de les manœuvrer, elles sont si légères !
Les voiles de pandanus, élément de base de la civilisation polynésienne, ont maintenant disparu, plus personne ne sait les fabriquer, excepté, peut-être, les habitants de Rurutu, une île de l'archipel des Australes, où ceux-ci sont encore maîtres dans l'art de cultiver et de travailler le pandanus, des variétés qu’ils cultivent spécialement pour leur travaux de vannerie.
L'état du lagon continue de se détériorer, les vagues dépassent un mètre de hauteur, les plus grosses rattrapent l'embarcation et la font tanguer en la soulevant de l'arrière, et diminuent sa maniabilité.
Parfois, jouant comme les poissons volants, un banc d'aiguillettes orphies prend son envol, elles filent devant la pirogue et s'en vont retomber quelques mètres plus loin.
Faumea, en pilote confirmé, contrôle toujours très bien le tout, et continue de donner ses explications :
- Mon oncle a construit cette pirogue avec l'aide d'Evarito, le charpentier.
Ses membrures sont en bois et sa coque en contreplaqué, l'assemblage est réalisé avec des vis et des clous.
Tous ces matériaux viennent de Tahiti et sont achetés avec l'argent que rapporte le coprah exporté.
Dans le passé, les Paumotu construisaient leur pirogues en cousant entre elles des planches qu'ils taillaient avec leurs outils de pierre dans les arbres croissant sur leurs îles.
Ils n'avaient pas la chance d'avoir à leur disposition les grands arbres des îles hautes volcaniques, dans lesquels on pouvait creuser, à l'herminette de basalte et au feu, une pirogue entière !
Ils se contentaient donc de ce qu'ils avaient sous la main, découpant leurs planchettes et forant les trous de couture avec des outils de corail qui s'usaient presque aussi vite que le bois travaillé.
Ces trous étaient forés avec la pointe des coraux branchus, les acropores ; tu en as vu dans le lagon, au karena, lors de notre bain matinal.
Les coutures étaient réalisées avec de fines cordelettes confectionnées avec la bourre de coco tressée.
La moitié du chemin semble avoir été parcourue, les cocotiers de Gake sont déjà bien loin en arrière, lorsque sur la gauche Rohi observe quelques petits flotteurs blancs.
Faumea, qui a remarqué son regard interrogatif, devance ses questions :
- Ce sont les limites de la zone de culture d'huîtres perlières, elle a été aménagée pour essai il y a cinq ans environ.
On espérait que des perles pouvaient être produites ici, comme dans d'autres îles basses ; ce qui aurait pu nous apporter un bon revenu, peut-être même, qui sait, nous enrichir.
Mais les dernières études ne sont pas concluantes, la nacre est de mauvaise qualité.
Des perles, il n'y en a guère et sont tout comme la nacre, non négociables.
Les techniciens qui suivent cet élevage nous disent que le lagon n'est pas assez alimenté en eau du large, il y a donc déficit de plancton pouvant servir d’aliment à ces coquillages et, de plus, la nacre est attaquée par un parasite.
Les huîtres se trouvent à environ vingt-cinq mètres de profondeur ; ceux qui peuvent descendre jusque là en prélèvent parfois pour en manger les chairs et pour décorer leur faré avec les coquilles.
Bien qu’elles ne soient pas négociables, ils s'en trouvent malgré tout de très belles et d'un diamètre étonnant.
Par contre, en certains endroits le fond est tapissé de pipi ; ce sont de petites huîtres dans lesquelles on rencontre souvent des perles proportionnelles à leur taille.
Quand tu reviendras avec moi, en pirogue, nous en ramasserons un plein seau et tu auras des perles pour offrir.
- Quel travail pour ouvrir toutes ces coquillages ! s'étonne-t-il.
- Mais non, on ne les ouvre pas, il suffit de les laisser plusieurs jours dans le seau ou la bassine.
Elles seront mortes et commenceront à pourrir, alors on touillera le tout avec un bâton, et assez longuement ; tes perles se retrouveront au fond du récipient, ce n'est pas très appétissant à faire, je te l'accorde.[page]
[page]Les creux des vagues atteignent maintenant un mètre cinquante et le balancier enfourne parfois dangereusement dans les crêtes, malgré l'allégement dû au poids de la fillette qui est toujours stoïquement accroupie à son poste.
Comme l'état du lagon ne peut faire que s'aggraver, notre pilote amène la voile et stoppe ainsi l'embarcation afin de prendre quelques ris et d'en diminuer la surface ; ce qui est réalisé en quelques minutes.
Faumea estime que Siki est trop légère sur le bout du iato, elle la fait permuter avec Maria, escomptant que ses quinze kilos de plus soulageront mieux le flotteur.
La surface de la voile ayant été nettement diminuée, la vitesse en est bien réduite.
La pirogue, du fait des vagues qui la dépasse allégrement, est moins manœuvrable, mais on sent qu'elle ne fatigue plus, comme cela était dans les minutes précédentes.
La jeune fille qui connaît bien sa partie a eu parfaitement raison de prendre toutes ces précautions.
Les environs de Pua Kiri Kiri où l'on arrive au bout d'une demi-heure, se trouvent en fin de course de cet alizé fort.
En ces lieux, aujourd'hui, les creux des vagues dépassent deux mètres !
Une fois de plus, rien de commun avec la beauté des lagons polynésiens tant vantée par les agences de voyage ; cette région de l’atoll Reao ne sera jamais retenu par « Club Med » pour y réaliser les photos publicitaires de ses catalogues.
Ici, l'eau agitée est boueuse, le rivage où ces boues s'accumulent est peu engageant, mais il est bien vrai qu'à Gake, d'ou vient la vaka motu, il n'y a jamais de houle par régime d'alizé, même fort.
Sa plage répond très bien aux critères des dépliants touristiques, elle serait certainement idéale pour l'établissement d'un camp de vacances, mais, grands dieux ! que l'importante distance qui existe, de Tahiti à Reao, protège longuement notre atoll de ce qui serait une catastrophe.[page]
[page]Pendant cette traversée animée, le camion, par le chemin sableux de la forêt est arrivé lui aussi avec son chargement, tous se retrouvent en face du bourg.
Le tavana, qui, on l'a vu, demeure à proximité dans le faré tout proche, rejoint le rivage avec d'autre villageois.
Il donne alors à son monde une information qu'il a reçue par radio à la liaison de cet après-midi, à savoir : la venue de la goélette Aranui, après-demain dimanche, elle sera devant l'atoll au petit jour.
Le bateau viendra de Puka Rua où il fera une courte escale demain ; il sera ponctuel comme à l'accoutumée, c'est bien sûr.
Le chef donne aussi des ordres qui enjoignent à ses administrés de transférer le coprah qu'ils détiennent chez eux, en sac ou en vrac, dans le hangar collectif qui est établi près de l'embarcadère, afin que les opérations de ramassage aient lieu dans le minimum de temps :
- Il faut faire vite, dit-il, il ne reste plus que vingt-quatre heures, le passage de la goélette est avancé d'une semaine, l'itinéraire ayant été modifié pour le transport d'une mission scientifique qui vient étudier, je ne sais quoi sur Reao.
De plus, elle va mettre à terre une camionnette 403 Peugeot, embarquée à Tahiti.
Il y a un moment, au cours de la traversée, Faumea et Rohi, constatait qu'aucun véhicule ne se trouvait sur cette île.
Eh bien, contrairement aux prévisions de la jeune fille, à l'avenir, il y en aura au moins un, et tavana Martial a aussi indiqué qu'une équipe est déjà à pied d’œuvre pour la construction avec des roches, sur le rivage de l’océan, d'un quai qui permettra le déchargement de cette voiture ; ce qui constitue une corvée inhabituelle et difficile, mais qui sera une entreprise de travail en commun comme on sait si bien en organiser sur les atolls (2).
- J'ai calculé, ajoute le chef, que l'on doit pouvoir embarquer dix-huit à vingt tonnes de coprah dimanche prochain, si tout se déroule bien, ce qui fait environ trois cents sacs ; et bien sûr, si toute la récolte de ces deux dernières semaines arrive de Gake.
- Mais, précise alors Akutino Kuikui, qui se trouvait là par hasard, il faut demander à Tetua Moeava, l'autorisation de travailler ce dimanche.
- Je vais faire le nécessaire, lui répond Martial ; il donnera cette autorisation.
En effet, aux Tuamotu de l'Est, nous l'avons vu, tout travail est prohibé le dimanche, seule l'autorité religieuse permet de déroger à ces directives, et seulement pour une activité qui ne peut être remise au lendemain.
Ici, c'est le premier catéchiste qui donnera cette dérogation verbale, en l'absence du Père Victor, curé de la paroisse, séjournant sur une autre île.
Notes :
1° Le nœud est la distance parcourue par un bateau qui se déplace à la vitesse d’un mille à l'heure.
Comme le mille marin vaut 1852 mètres : 22 nœuds font donc 1852 x 22 = 40,744 Km/heure.
2° Lors de mon troisième séjour à Reao en 1972, une église avait été construite avec cette forme d'organisation du travail et sous la direction du père Victor Vallons, ingénieur et maître d’œuvre.
Toute la population, hommes et femmes y participa, chacun selon sa force et ses capacités artisanales : un groupe de maçons, un groupe de tailleurs de pierre, un groupe pour gâcher le mortier, un autre composé de manœuvres ; l'intendance était assurée par un groupe de pêcheurs et de cuisiniers.
Les enfants, garçons et filles, étaient chargés des menus travaux ménagers et des corvées d'eau et de bois, ainsi que de la surveillance des tout petits.
L'argent permettant d'acheter les matériaux nécessaires à la construction de l'édifice avait été collecté lors de la quête à caractère obligatoire qui avait lieu chaque dimanche matin et depuis une vingtaine d’années.
Il était recommandé d'y donner au minimum un tara par famille (soit cinq francs Cfp).
Les membres de la station météo ont été sollicités par les catéchistes.[page]
André Pilon